La scala après lissner: les débats commencent…

Publié le 10 novembre 2012 par Wanderer

C'était à prévoir, l'annonce du départ de Stéphane Lissner de la Scala a commencé à produire de l'agitation dans le Landerneau milanais. Articles de presse, polémiques dans les blogs lyriques, on jette quelques noms en pâture, et quelques uns jettent Lissner avec l'eau du bain.
Ils reprochent par exemple à Lissner d'avoir les dernières années plus pensé à sa carrière qu'à sa programmation. C'est un peu court, d'autant que Stéphane Lissner est arrivé à la Scala à carrière faite: c'était un pari vu l'état du théâtre à l'époque (grève, orchestre et choeur ayant voté pour le retrait de Riccardo Muti et de Carlo Fontana etc...), mais Lissner était déjà un personnage assis, reconnu et on parlait (déjà) de lui pour succéder à Gérard Mortier à l'Opéra de Paris....il succèdera en fait au successeur de Mortier, justement parce qu'il occupait la Scala. Je l'ai souvent écrit, Lissner est un manager d'une grande intelligence qui a un très gros réseaux d'artistes, au premier rang desquels Barenboim: il les a mobilisés, et cela a fonctionné.
Lissner a eu plusieurs mérites:
- redonner confiance aux masses artistiques du théâtre, très secouées par les dernières années Muti. Le théâtre sortait de 18 ans d'un règne qui a eu des mérites musicaux, certes, mais peu de mérites scéniques: peu de spectacles ont émergé de cette époque et les dernières années furent d'une médiocrité totale et plutôt routinière. Bref, et public et masses artistiques n'en pouvaient plus. C'est d'ailleurs amusant de lire que Carlo Fontana lui-même, le prédecesseur de Lissner, fait la leçon pour l'après Lissner!
- appeler des chefs  variés, et des jeunes: Daniel Harding, Gustavo Dudamel, Robin Ticciati, Daniele Rustioni, Andrea Battistoni, Gianandrea Noseda pour les jeunes, John Eliot Gardiner, Daniele Gatti, Riccardo Chailly (qui avaient peu dirigé à la Scala), Fabio Luisi. Il a fait aussi revenir Zubin Mehta et bien sûr Daniel Barenboim.
- proposer ses mises en scène plus actuelles en appelant des metteurs en scènes affichés partout sauf en Italie après une période (celle de Muti) où les spectacles étaient la plupart affligeants de conformisme: la tradition au pire sens du terme. Il a ainsi fait revenir Chéreau (Tristan und Isolde), mais aussi affiché Robert Carsen, Richard Jones, La Fura dels Baus, Claus Guth, Peter Mussbach, Peter Stein, Federico Tiezzi: tout n'a pas été une réussite, mais tout de même, on a vu à la Scala enfin des spectacles d'aujourd'hui, de valence européenne.
- enfin, grâce à Barenboim, il a reconstruit un répertoire wagnérien, et surtout proposé un Ring, dans une production bien distribuée, et bien dirigée  (malgré les critiques, souvent injustifiées) de l'un des metteurs en scène les plus recherchés aujourd'hui, Guy Cassiers.
Quoi qu'on dise, c'est un vrai bilan.
Mais voilà, je le répète toujours, la Scala est le plus grand théâtre de province du monde: c'est le lieu où l'on retrouve souvent les mêmes têtes, c'est un public dont la majorité est dans un rayon de 2km autour du théâtre, c'est un public relativement traditionnel, et très peu cultivé en matière de spectacle vivant: que de découvertes en ces dernières années d’œuvres peu ou pas entendues à Milan, de metteurs en scènes inconnus, de chefs jamais venus. C'est que le paysage musical et théâtral de l'Italie est dévasté. Le berlusconisme est passé par là, bien sûr, qui se moquait éperdument de mener une politique pour le spectacle vivant, mais le gouvernement Monti avec ses restrictions budgétaires n'est pas beaucoup mieux. Les grandes troupes que l' Europe s'arrache (Romeo Castellucci/Pippo Delbono) ont eu du mal à s'imposer en Italie, et il ya peu de metteurs en scène italiens exportables ou exportés qui ne soient pas octogénaires (Pier Luigi Pizzi, Franco Zeffirelli, Luca Ronconi), le seul jeune metteur en scène récent qu'on commence à s'arracher partout, c'est Damiano Michieletto, c'est quand même peu.
En appelant Barenboim comme directeur musical, il consacrait la Scala comme théâtre international tourné vers l'Europe du nord, car Barenboim est tout sauf un spécialiste de répertoire italien, et c’est là que la bât blesse. Car il y a un gros manque dans le bilan Lissner, c'est qu'il n'a pas vraiment réussi faire de la Scala un fer de lance en matière de chant italien, ce qu'elle a toujours été traditionnellement: on a plus de chance d'y voir un beau Janacek ou un beau Britten qu'un grand Verdi. Et à ce que je sais le Rigoletto qui va clôt cette saison a eu une première très houleuse il y a quelques jours.
IL a sans doute considéré que la priorité était ailleurs et par ailleurs il n'y pas suffisamment de chanteurs spécialistes du répertoire italien et surtout verdien pour pouvoir construire une saison italienne digne. D'autant que les "puristes" du blog Il corriere della Grisi, font savoir bruyamment leur désaccord en huant régulièrement et ont une tendance fâcheuse à la critique universelle sans vraiment démontrer un sens de la nuance, mais leurs remarques ne sont pas fausses, et leurs analyses sont bien ciblées et malheureusement souvent justifiées. Mais il se diffuse aujourd'hui (comme au temps de Fontana d'ailleurs) l'idée que le public du Loggione (le poulailler) est un public inéduqué, hueur, au comportement sauvage, alors qu'en général s'il y a un public compétent à la Scala, il est aux première et seconde galeries. Et ce public, il faut le reconnaître, est tout de même frustré de l'absence d'une vraie politique en matière de répertoire et de chant italiens. le successeur devra sûrement mettre en place une vraie politique dynamique pour chercher et former des chanteurs qui sortent le médiocrité actuelle du chant verdien. Il ya fort à parier que La Traviata qui ouvrira avec Diana Damrau la saison 2013-2014 finira dans le brouhaha. Prenons date!
Le départ de Lissner met en évidente difficulté ceux (la mairie de Milan, l'Etat, la Région, les partis...) qui vont devoir choisir un successeur. Jusqu'à Fontana, c'était l'apanage du parti socialiste, qui formait ses cadres. Lissner, venu d'ailleurs et premier manager étranger à la Scala, a changé la donne: il je ne vois personne actuellement qui ait, en Italie, les reins assez solides, et une connaissance suffisamment approfondie du marché international pour lui succéder. La médiocrité est telle (même à Rome, même à Florence, - Florence a souvent été l'antichambre de la Scala) que la tâche va être difficile. Dans les noms qui circulent, il y a celui de Sergio Escobar, directeur du Piccolo Teatro, parce qu'il fut le directeur administratif du théâtre aux temps de Carlo-Maria Badini, un ex-socialiste, intelligent, mais sans aucun sens de l'artistique (on le voit dans la misère programmatique du Piccolo), qui est milanais (un atout dans un monde aussi clochemerlesque).
Le seul, qui pour moi pourrait au moins préparer une programmation digne, qui a une vision, une connaissance musicale approfondie, une connaissance du marché européen, et une grande intelligence, c'est Cesare Mazzonis, qui fut directeur artistique aux temps de Carlo Maria Badini (années 80!) , actuellement conseiller à l'orchestre de la RAI de Turin;  il a dépassé l'âge de la retraite, mais qui pourrait être "conseiller spécial" auprès d'un surintendant lige. Et bien entendu je ne parle pas du couple très italien Surintendant/Directeur artistique, qui  multiplie le problème par deux car il n'y pas plus sur le marché italien de surintendants que de directeurs artistiques qui tiennent la route.
Stéphane Lissner cumulait les deux et, en partant pour Paris (il avait annoncé qu'il n'irait pas au-delà de 2015), révèle un problème de succession qui est simplement l'indice de la grande misère des politiques culturelles publiques en Italie.