Une fable hallucinée

Publié le 18 novembre 2012 par Les Lettres Françaises

Une fable hallucinée

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Palabres, de Urbano Moacir Espedite

La maison d’édition Attila poursuit un travail impeccable d’éditeur inspiré et soigneux en publiant une fable hallucinée d’Urbano Moacir Espedite intitulée Palabres ; on ne peut manquer de saluer la qualité de sa réalisation, tant au niveau de la maquette que de ses illustrations. L’attention portée à l’esthétique de l’objet tenu en main est en cohérence avec un texte aux origines improbables et à la dimension épique, sans jamais se contenter d’en être un vain habillage. La démarche de l’éditeur s’inscrit d’ailleurs dans un tableau plus large, puisque son catalogue brille de multiples joyaux tels qu’une réédition de Gog de Giovanni Papini, ou bien le Fuck America d’Edgar Hilsenrath, pour n’en citer que quelques-uns. Le dialogue avec le texte justifie les choix graphiques plutôt que la reproduction de l’identité visuelle d’une marque.

Palabres est la fresque mouvementée d’une bande d’aventuriers européens à la recherche d’un peuple mythique d’Amérique du Sud à la fin des années 1930. Partie des bas-fonds de Berlin, une troupe picaresque, dont le cosmopolitisme reflète l’époque troublée, se forme autour du projet de s’enrichir dans le trafic proxénète de femmes à la beauté légendaire. Leur arrivée dans les contrées fantasmées se fait au milieu d’une guerre civile comme un chien au milieu d’un jeu de quilles : ils n’auront pas le temps de comprendre la situation que leur présence aura servi à entraîner les derniers soubresauts inéluctables. Présenté en cinq tableaux alternant entre le voyage des Européens et le conflit des Sud-Américains, le récit s’assombrit au fur et à mesure que la fable dévoile ses références de plus en plus évidentes avec l’histoire tragique des soulèvements révolutionnaires du XXe siècle. Les Farugios, dont les aventuriers convoitent les femmes à des fins mercantiles, et les Guardanais auxquels ils s’opposent, semblent en effet cumuler dans leur confrontation tous les ressorts et les échecs par lesquels sont passés les protagonistes des événements de Munich en 1919, de Barcelone en 1937 ou de Budapest en 1956. Compte tenu du rapprochement qui peut être fait entre la biographie de l’auteur et les caractéristiques que celui-ci attribue à la société des Farugios, on peut deviner que sa sympathie va plutôt à ces Némésis de la société guardanaise, bourgeoise, industrielle et policière. Mais il ne manque pas moins de souligner la naïveté et l’ambiguïté qui animent la trajectoire des Farugios et les conduisent à la catastrophe par fétichisme du Verbe. Ce n’est certainement qu’une coïncidence si l’Insomniaque vient de publier une nouvelle édition de Dans l’état le plus libre du monde, une sélection de textes de Ret Marut alias B. Traven, où celui-ci expose notamment son implication dans la République des conseils de Bavière, ainsi que la répression qui a frappé cette expérience politique et sociale. On ne peut s’empêcher cependant de rapprocher le récit de B. Traven et celui d’Urbano Moacir Espedite, en faisant de l’un et de l’autre les pendants respectivement historique et romanesque d’un désir inexpugnable d’émancipation confronté aux implacables pouvoirs étatiques et économiques.

Éric Arrivé

Palabres, Urbano Moacir Espedite, Éditions Attila, 242 pages, 18 euros
Dans l’État le plus libre du monde, B. Traven, Éditions de l’Insomniaque, 94 pages, 8 euros.

N° 84 – Les Lettres Françaises du 7 juillet 2011