La mort ouvre des possibles du côté des lectures comme celui des écritures. Le
livre d’hommage n’est plus conçu comme un tombeau fermé et humide, qui attire
la pluie et les pleurs, le rite et le deuil. Le livre ne provient pas tant
« de » lectures ou d’amours qu’il va « vers », ou
« à ». Son objet, ici, est un mouvement, celui de la vie : la
destination. Dans « destination » il y a « destin », certes ;
tragédie et fermeture : « Un destin ? Si peu. J’avance face à
toi. J’attends, de retour au jardin, que le vent m’emporte au massif. J’ai
détruit le lierre qui t’a détruit. Tueuse je suis devenue pour que m’emporte un
vent sans racine ». On y trouve aussi l’élan d’un mouvement, le sens d’une
échappée, le désir de poursuivre une aventure qui n’aura pas pris fin avec la
mort de l’aimé. La narratrice n’est jamais au-delà, n’a jamais rien dépassé, ni
fait le deuil de personne. Et pourtant cette prose avance dans l’ignorance, et construit,
consolide la traversée : « : je ne sais rien je vais vers ».
Elle pose des jalons dans la langue, au fil des pages, qui, feuille après
feuille, constellent un « chaosmos » fait d’ordre et de démesure,
d’équilibre et d’excès, de volonté et d’attentes toujours incarnées en actes.
Ces options s’inscrivent à même le livre, sur lequel se disposent des blocs de
prose, des vers qui dévient ou s’articulent, se rencontrent et se fuient.
Chaque page vit la langue : elle
l’accueille et la dispose, la découpe et la monte. Les yeux du lecteur voyagent,
saisissent des signes dans les sens, des sens dans les phrases, des phrasés
dans les obliques, des pauses et des accélérations, des arrêts et des pleins.
On lit avec sa bouche et ses yeux, on oralise ce qui ne passe pas, on répète la
sidération. Bouche à bouche, bouche contre bouche. Ainsi, cet éclat qui brise
toutes les représentations, stupéfiant la lecture et accélérant les battements
du cœur : « Nous ne sommes si totalement ignorants qu’en écrivant.
C’est pour ça qu’il nous faut penser ardemment et cette ardeur écrit. La
stupeur suit. C’est la phrase sidérée sur la page. Noyée, immobile, ferme.
Patiente. »
Le livre se clôt, temporairement, sur des remerciements : là encore, des
contemporains et des morts, des poètes et des anonymes, des fidèles et des
compagnons, des majuscules et des minuscules font le tour de la vie, le tour de
la terre, réchauffant le manque et l’absence de toute l’ardeur des vivants. À
notre tour, remercions Caroline Sagot Duvauroux de « faire danser des
silences et des signes ». Nous sommes entrés dans la danse, et elle n’a
rien de macabre.
[Anne
Malaprade]
Caroline Sagot Duvauroux, Le Livre d’El
d’où, José Corti, 2012, 18 euros.
sur le site
de l’éditeur