Jacques Dupin, tout en haut des cimes

Par Poesiemuziketc @poesiemuziketc

Source : Mediapart 19/11/2012



À la manière de ce fantôme de soi, le meilleur de soi disait Marcel Brion, que chacun renfermerait par-devers soi, certains auteurs ne parlent que si on leur adresse la parole.

Ainsi semble-t-il en aller avec Jacques Dupin. Et le fait que le poète eut fini « de jouer sa vie » le 27 octobre dernier ne change rien aux territoires en jachère qu’il nous a laissés d’où, de la vie, tout reflue pour revenir animer la relation dans sa primauté, et dont la nature ne tient pas qu’à la reconnaissance de la seule présence humaine.

Né en 1927, Jacques Dupin s’amusait, voire s’agaçait, qu’on pût le ranger parmi les « fiftie’s », autrement dit dans la génération de l’immédiat après-guerre, de ce lendemain de catastrophe pour la pensée humaine si tristement et justement dépeint par Maurice Merleau-Ponty dans son texte mémorable, « La guerre a eu lieu ».

Pour un poète, être assigné d’office à ces années-là, c’est prendre pied dans des jours décapités, sans relève. Comme si avait grossi, enfantée par les malheurs de l’humanité, l’alternative rugueuse et ancienne pour la poésie des quatre murs (du for intérieur) ou des quatre vents (du monde). À laquelle s’ajoute pour Dupin une inclination au retrait sourcée chez Reverdy et Char. Ou plutôt qui s’y interfère, venant entrechoquer les deux bords, car c’est vers le trou béant laissé à la vie dans ce sombre tableau légué par l’Histoire que va diriger son écriture Jacques Dupin.

En ce sens, la compagnie des peintres, de leur atelier qui met en acte la vie intérieure, sera essentielle. Tout comme elle trouve son prolongement dans les revues instillées par les Éditions d’art Maeght, L’Éphémère (1967-1972) et plus tard Argile (1973-1981), où Dupin accomplit ses mues discrètes, nourrit son œuvre en un retrait volontaire qu’aucune posture ou autorité affichée (universitaire ou autre – s’entend aussi dans l’écho qui lui est donné) n’est jamais venue affecter.

Infiniment parlant peut-être, maintenant que le poète s’est tu et qu’il reste l’œuvre, il y a ce souvenir d’une lecture qu’il avait faite dans la seconde moitié des années quatre-vingt, se fondant dans l’assistance aussitôt son poème lu, soufflant bruyamment, témoignant d’une inapaisable lecture.

© Photo de J. D. par F. Vandecandelaere

Car bien sûr cette vie enfuie est enfouie dans les poèmes. Il suffit désormais pour reprendre langue de s’adresser aux poèmes. Dans le poème où jamais rien n’a vraiment pu contester, annihiler cette présence humaine. Du moins, comme l’a bien saisi Claude Esteban, à condition de ne pas s’attacher à quelque « vocation conceptuelle » de la poésie française. Quand bien au contraire il s’agit de « reconvertir la parole à cette vocation d’immanence (de la poésie française) ».

Ce que ces poètes ont vu (adjoignons Du Bouchet à Dupin) et ont fait entrer dans les mots, entre eux, dans l’espace figural, symbolique du langage, est bien le monde, et en l’occurrence ce qui, selon l’expression de Du Bouchet, « n’est pas tourné vers nous ».

Autrement dit, ce qu’ils ont désigné n’est pas l’abstrait mais la matière, l’entière altérité des relations, de soi à soi, et de soi à autrui et au monde. À ce titre, à nuls autres peut-être parmi les contemporains ne peut s’appliquer autant qu’aux poèmes de Jacques Dupin le Credo de l’artiste de Paul Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. » Et ce que les poèmes de Dupin rendent alors visibles, ce sont d’autres rythmes du monde que ceux auxquels nous a rompus, jusqu’à la dissonance, la modernité poétique, ce sont des rythmes quasi insoupçonnés de cette modernité-là.

Ci-après, voici deux poèmes extraits du numéro spécial que la revue Europe* de juin-juillet de cette année a consacré à Jacques Dupin. Une image en particulier appartenant à un autre corpus poétique (« Amuse-gueule ») montre comment le poème de Dupin parvient à résoudre, à « dissoudre » le problème de la dénotation, soit le problème que pose la référence au monde « extérieur » au signe linguistique pris comme espace figural de la langue : « me dissoudre dans la piscine / peinte en bleu alcoolisé ». Où le mot « alcoolisé », à la fois matériel et immatériel, référence concrète prise dans la réalité et tout à la fois relevant du registre sémantique de l’éthéré, de l’évaporation, condense ces deux vers en un seul groupe image (le défaisant du schéma classique associant deux termes de l’image, comparé et comparant). Il n’est dès lors plus possible d’en dissocier l’intériorité du geste créatif, de représentation (« peinte en bleu »), et l’extériorité de la référence tout entière (« piscine / peinte en bleu alcoolisé »).

Ainsi le monde (qui existe) existe dans le poème.  Et il y a fallu la dissolution du « moi » du poète.

*On y découvrira de très intéressantes contributions et aussi une curiosité qui vaut le détour : un article de Victor Martinez sur la revue Moriturus où est précisée notamment la ligne de partage qu’opère le poète Cédric Demangeot entre les acteurs de la revue L’Éphémère, Dupin et Du Bouchet d’un côté, Bonnefoy, Jaccottet de l’autre.

*

N’ayant rien à dire
étant sous le charme

je partage
l’accablement du mûrier
couvert de mouches qui parlent
l’idiome
des lointains carbonisés
étant sous le charme
de la vibration d’un peuple
de guêpes
avant de tomber de l’assiette de l’air
sur une lèvre éclatée

Je suis revenu
par le sentier des falaises
tordant le mouchoir   heurtant
le caillou

riant sous le manteau pour éparpiller
la parole

avant d’être à la fin le mort dans la lettre
et la lettre dans la mort

Les chiens renâclent    le vent
ponce les cicatrices
et allège le traîneau
je joue ma vie

la violence occupe l’écran
sans effeuiller les branchies
du poisson-chat, du pou de la mer
le cri des folles
semis dans le souffle
nourrit ma divagation

les lignes franchissent le gué
de la page qui se déchire
la virgule sèche au soleil

je joue ma vie

(poèmes extraits de « La mèche », in revue Europe)

Voir aussi, outre la belle note d’Emmanuel Laugier sur Sitaudis, cette analyse de poèmes de Jacques Dupin par Serge Martin selon une poétique des relations.