[Feuilleton] « Avec la peau d’une autre vie » de Claude Mouchard, 6/12

Par Florence Trocmé


On parle au hasard… Pourquoi de son grand-père ? Je lui rappelle qu’il m’en avait déjà parlé : c’était, avait-il dit, « son ami ». Oui : il passait du temps avec lui ; ils parlaient tranquillement… J’ai l’impression qu’il a les larmes aux yeux ; je n’ose pas trop le regarder. Ce grand-père, dit-il, ne disait jamais « directement » (O emploie bien ce mot, mais prononce le « i » en diphtongue à l’anglaise) ce qu’il fallait faire.  
J’hésite ; je dis à O. que je ne suis pas sûr de pouvoir m’imaginer comment il parlait.  
Est-ce qu’il racontait des histoires ?  
Oui, des choses qu’il avait vues, qu’il avait faites, jadis… Mais pas seulement…  
Quoi alors ? 
O. dit : « comme Platon, comme Socrate »...  
(c’est, me suis-je dit, qu’elles auront été pour lui des sources, la radio qu’il écoutait avidement bien avant son départ du Darfour – en gardant les chameaux, a-t-il dit un jour – ou, ici, la télé, tard dans la nuit, du catch aux reportages à travers le monde ...) 
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Agir (l’un par l’autre) dans/sur « l’entre » ? le trouver, cet entre, là où il serait intimement-infimement changeable ? Puissance expérimentale et substantielle, entre nous, du poético-politique ?  
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« À la maison » ? 
Pour O. ? 
 
cette maison-ci : bizarre, ample, hybride, vieille et rapiécée, et toujours provisoire,  
des temps pris dans les murs, cousus les uns aux autres (Espagnols réfugiés qui vécurent dans ces pièces, connurent ces murs, cassèrent, nous avait-on raconté, cet endroit du grand carrelage rouge, etc. : je raconte à O.) 
héritée, cette maison ... une légitimité forgée ou entretenue à travers le temps ... « nous », famille, possédant ces lieux, ce jardin  
rien que d’opaque 
– dont jouer, pourtant... 
 
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Par exemple ... faisant défiler quelques centaines de pages sur l’écran, 
je re-tombe sur une note du 22 janvier 2008
où je constate que je l’avais déjà interrogé, O., sur son usage de la radio. 
Ou plutôt, c’est lui d’abord qui avait mentionné la radio. 
Il m’avait parlé de plusieurs pays d’Afrique, des événements et changements qui s’y produisent, avec précision...  
« Mais, O., comment sais-tu tout ce que tu sais ? » 
Et  sa réponse fut (je reformule à peine) : 
« mon meilleur ami, c’est la radio »  
je me suis souvenu d’un petit poste vert fidèle dans le dégoût de l’armée (62) 
La radio, m’a-t-il dit une autre fois, en arabe ou en anglais. 
 
Et la télé ? ai-je évidemment demandé...  
A Nyala (la ville où il avait passé ses premières années, avant la mort de son père), il y avait des télés. Mais pas beaucoup.  
Au village, la télé, c’était au « club ». [Lui demander, ai-je noté, d’où venait l’électricité là].   
Une « place » [un endroit : en anglais !] où tout le monde vient – voir la télé, des matchs de foot, ou jouer aux cartes, aux dés. Après 17 h. et jusqu’à 22-23 h. «Tout le monde ? Et les femmes ? » Il rit : « les femmes, c’est interdit ». Et les hommes, c’est de 14 à 25 ans environ. Les plus vieux ne viennent pas. 
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22 janvier 2008. On revient à la radio.  
Si tu travailles comme berger  
[c’est moi qui lui ai suggéré ce mot… il disait : « si tu t’en vas avec les animals »],  
tu parles à qui ?  
On dérive sur la vie « avec les animaux » 
S’il n’y a pas d’herbe [il a du mal à prononcer cette voyelle, je comprenais d’abord « arbre »], on s’en va avec les animaux, un mois, deux mois peut-être. On emporte une gamelle [c’est moi qui ai suggéré le mot, il faisait un geste avec ses mains], une casserole [il montre dans la cuisine…], du thé, du sucre, de la farine... Comment [ma question] on porte tout ça ? Bien sûr, on a des animaux. Cheval ? Âne, plutôt. Un chameau, un âne, là, ce n’est pas nécessaire, on n’a pas tant à transporter. 
Il y en a d’autres à côté qui font la même chose. Jusqu’à cent ou cent cinquante. [L’interroger, ai-je noté, sur nomades et sédentaires.] 
Parfois on se contente d’acheter de la nourriture pour les animaux [ce mot est important, comme une catégorie fondamentale… je devrais peut-être substituer ici : « les bêtes » ; c’est ce que dirait plutôt un paysan français ; mais j’entends son mot, et c’est toujours « les animals »… j’hésite à lui apprendre le pluriel… il y a plus urgent en matière de langue.
Il faut aller loin surtout quand on a beaucoup d’animaux. Si on a beaucoup d’animaux, il faut aller à plusieurs personnes. 
Doutes … afflux de doutes dans les minutes mêmes où nous parlons… Non formulés, je les sens comme cette brume froide qui m’arrache ce que je tente de fixer, abusivement peut-être. 
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épisodes 1, 2, 3, 4, 5 
suite lundi 26 novembre 2012