Nicolas bordas : « les marques ont l’opportunité d’améliorer le monde »

Publié le 04 décembre 2012 par Blended @blendedph

Quand Nicolas Bordas décroche le téléphone, il commence par s’excuser de son retard. À notre montre, à peine 6 minutes, autant dire que selon les normes en vigueur, il est en avance.
Puis rapidement, il prévient qu’il sera un peu plus lent, ayant célébré tardivement la reconduite du budget SNCF chez TBWA\Paris. Et après dix minutes de conversation, nos doigts et nos neurones remercient le ciel que Nicolas Bordas ne soit pas à 100% de ses capacités. L’homme est tout simplement à la tête d’un groupe de 15 agences comprenant 1.600 personnes en France. A la tête de l’une des structures les plus récompensées en communication pour sa créativité et son efficacité, TBWA France. Mais il est également, enseignant à SciencesPo. Vice-président (et anciennement Président) de l’AACC (Association des Agences-Conseil en Communication). Administrateur de l’ARPP (Autorité de Régulation de la Publicité). Ecrivain. Chroniqueur sur iTélé le mardi soir tard. Blogueur. Et on en oublie…
Mais surtout, Nicolas Bordas est inspirant. Ne parlant pas seulement d’idée, mais d’idéologie. Se définissant comme « humaniste planétaire assumé, même si ça fait pompeux de le dire comme ça » et expliquant son sourire permanent par une philosophie « à la Edgar Morin, pessimiste sur le fond, optimiste de raison. » Nicolas Bordas pense la communication et les grandes marques comme des opportunités de changer le monde. Pour le meilleur, en cherchant à éviter le pire. Nicolas Bordas aura 52 ans dans quelques jours, et son dernier combat est d’œuvrer à l’amélioration de la gouvernance mondiale. Rien que ça.
Rencontre avec un homme. Rencontre avec une vision.

Sur votre blog, avant TBWA, avant SciencePo, vous vous définissez comme Auvergnat…
Merci pour cette question qui me permet de faire un peu de pub pour le compte Twitter owwwernia, que nous avons créé avec Béatrice Duboisset, et qui vise à relayer les initiatives de cette belle région parfois un peu méconnue et encore trop isolée. Pour recréer un village global auvergnat, en quelque sorte ! En communication, l’Auvergne bouge. Il y a quelques jours à la Bellevilloise, le lancement d’un popup store, ou l’opération new deal en Auvergne qui vous offre les premiers loyers si vous venez travailler en Auvergne, parce que l’essayer c’est l’adopter. Il y avait eu aussi l’excellente web série, l’Auvergne ça change une vie. De belles initiatives qui méritent d’être soutenues !

En arrivant à Paris, pourquoi vous ne devenez pas patron de brasserie comme tous les Auvergnats ?
Parce que j’ai eu la chance de faire l’ESSEC où j’ai croisé, au hasard d’un cours, celui qui allait changer ma vie professionnelle, Philippe Michel, qui pratiquait la Disruption avant même que Jean-Marie Dru n’invente le concept ! Cette école a aussi marqué mon entrée dans la communication électorale, puisque j’y suis devenu le président du Bureau Des Elèves, à l’issue d’une campagne épique quasi professionnelle, avec affichage géant, jingle et tracts plutôt bien écrits ! Mais nos réunions conservaient un certain côté « brasseries », je vous rassure. J’étais d’ailleurs le barman attitré du foyer des élèves pour gagner de quoi payer mes études…



Vous tenez votre blog, vous twittez toute la journée, vous déjeunez avec Stéphane Hessel. C’est assez cool finalement de piloter une agence de pub en 2012.

Mes enfants disent la même chose. J’essaie de leur expliquer que pour avoir une vie professionnelle passionnante, il faut surtout beaucoup bosser. Et avoir une âme de marathonien : la recherche d’idées et de solutions pour les clients est un métier qui ne s’arrête jamais. Ce qui fait l’intérêt du métier de conseiller en communication aujourd’hui, c’est le fait de se trouver à la croisée de nombreux univers, et au cœur de trois mouvements de fond : la globalisation, la digitalisation et ce que j’appelle la corporatisation. Expérimenter, twitter, et s’intéresser au « monde d’après » font partie intégrante du métier.
Mais l’essentiel de mon temps est consacré à nos actuels et futurs clients, qui ont leur propres enjeux de digitalisation ou de corporatisation. Vous auriez pu ajouter aux dimensions qui pourraient faire rêver : les voyages, puisque je suis en charge de développer mondialement pour TBWA le réseau Being (« The Brand Behavior Network »), qui combine « design, digital, publicité et shopper marketing », un réseau né en France de la fusion de trois de nos agences, et déjà présent dans 8 pays, ce qui m’amène à voyager pas mal… Je vous donne d’ailleurs rendez-vous très bientôt pour la campagne Deezer que le réseau Being a gagné l’été dernier.

Justement, la digitalisation. Vous êtes l’un des très rares présidents de groupe à vivre pleinement de cette ère. Est-ce par obligation professionnelle ou est-ce par choix personnel ?
Les deux ! J’adore ça, et ça me correspond, tout simplement. Paradoxalement, les professionnels de la communication sont assez conservateurs, et pas toujours pionniers, parfois du genre « faites ce que je dis, même si je ne le fais pas ». Il est vrai qu’être dans l’air du temps, ce n’est pas forcément être trop en avance non plus, mais c’est surtout, ne pas être en retard.
Néanmoins, je pense qu’il est impératif de sortir, matériellement et virtuellement, pour humer l’air du temps, le capter et l’analyser. On comprend mieux le développement de l’Homo Numericus par la pratique que par la théorie. Personnellement, je suis accroc. Je regarde mes tweets quasiment à chaque feu rouge. D’ailleurs mon assistante m’envoie des DM sur twitter plutôt que des SMS, car au moins, elle est sûre que je les lis. Je crois que l’on assiste à une transformation profonde de l’homme par le digital. Certains se demandent si c’est bien ou mal. C’est idiot. C’est juste un outil, tout dépend de ce que vous en faîtes. Moi, j’y vois une opportunité. Un immense intérêt de mobilisation de foules intelligentes au profit de vos idées !

Parlons de votre livre, L’idée qui tue. L’idée qui tue, c’est aussi l’idée tueuse. Une bonne idée doit tuer le père ?
Oui, sans tomber dans quelque chose de trop psychanalytique, mais une bonne idée doit tuer une convention de pensées pré-existante, une idée reçue. Il n’y a pas de création qui ne remette en cause un état antérieur. J’ai écrit ce livre pour aider toute personne à développer ses propres idées et à les faire connaître, que l’enjeu soit une entreprise ou une association. Mon point de départ est la question « Qu’est-ce qui fait qu’une idée devient idéologie, et se pérennise ? » D’où ma réflexion qui croise idéologies religieuses, politiques, sociales ou culturelles. Les mêmes principes peuvent s’appliquer à ce que j’appelle « les marques idéologiques », qui structurent durablement un système de pensée. Apple est pour moi la marque la plus idéologique de l’histoire. Mais elle n’est pas la seule.

Il y a une idée largement partagée, comme quoi la publicité est une activité moderne, récente. En fait, la pub existait avant Mad Men.
Exactement. On peut faire remonter la pub à minima à Jésus Christ. On en trouve même des traces chez les Grecs Anciens dans des fresques. Une idéologie, c’est une structuration de l’opinion par une idée érigée en système. C’est la même mécanique, la même technique qui peut opérer quelque soit le sujet. Ce qu’il faut pour qu’une idée dépasse son géniteur, c’est qu’elle crée un système « idéologique » alimenté durablement. Dans cette optique, les religions sont exemplaires. Quant au buzz dont on nous parle tant, il n’est pas né avec internet : le bouche-à-oreille existe depuis la nuit des temps.

Vous développez largement le concept de personnal branding sur votre blog. C’est un concept parfaitement maîtrisé par les hommes et femmes politiques. Est-ce que ce sont des précurseurs ? Ou des exemples ? Parce qu’au final, ils ne sont pas très aimés.
Bono, Madonna, Lady Gaga, Will I am … les artistes maîtrisent souvent mieux leur image que les politiques. Mais même un bon « personal branding » des hommes et femmes politiques ne saurait suffire à modifier la perception que les gens ont de la politique. Car la rupture entre les citoyens et la politique est trop profonde. Et c’est un drame. Ma conviction est qu’il s’agit d’abord là d’un problème d’éducation. Il faudrait selon moi enseigner les fondamentaux de SciencePo, à l’école primaire, pour faire comprendre les enjeux de l’intérêt général, et faire aimer la matière politique.
On est en train de créer des générations d’inadaptés. Nos enfants ne connaissent pas suffisamment les enjeux collectifs et les moyens de piloter le monde. Dès l’âge de 10 ans, il faudrait leur apprendre comment fonctionne une ville, comme le font certains conseils municipaux d’enfants. Je pense que vouloir changer l’image des politiques est vain si on ne change pas la compréhension de la politique.
Par ailleurs, les hommes et femmes politiques devraient davantage se former aux techniques de communication. Parce qu’ils doivent en permanence marier communication et action, ils ont tendance à ne faire confiance qu’à eux-mêmes et à leurs compétences propres. C’est une erreur, sauf pour celles et ceux qui sont des communicants nés.
Les entreprises, elles, ont compris l’intérêt d’un « sparing partner » extérieur pour professionnaliser leur discours. Pour dire les choses sans complaisance, amener un regard extérieur, mettre les pieds dans le plat…
Tout ça nait d’un énorme malentendu sur la communication en France. On cache les communicants en France, alors qu’aux États-Unis, les spin doctors sont parfaitement assumés. Il y a autant de fantasmes sur la com’ que sur la Franc Maçonnerie. Michel Serres disait, « la pub est la vérité et l’info le mensonge, parce que les deux manipulent, mais une seule vous prévient. » Ce qu’il faut faire comprendre, c’est que la communication vous manipule comme un ostéopathe vous manipule. Et cela peut faire beaucoup de bien !

Vous avez participé à la campagne présidentielle de François Hollande. Éclaircissons tout de suite un point, le slogan « le changement, c’est maintenant« , c’est vous ?
J’ai une clause de confidentialité à respecter, mais je peux vous répondre sur cette question précise, puisqu’un livre « autorisé » est sorti sur la campagne (L’homme qui ne devait pas être président, Broché; Antonin André et Karim Rissouli, ndlr). En fait, c’est le fruit d’un travail d’équipe piloté par l’agence BDDP&Fils, qui a proposé plusieurs pistes, dont la thématique « c’est maintenant. »Nous avions prévu de la décliner. « L’éducation, c’est maintenant« , « le redressement dans la justice, c’est maintenant« . Et finir avant le second tour par « c’est maintenant, c’est maintenant, c’est maintenant…« . C’est à l’issue d’une réunion avec le futur Président de la République et son équipe de campagne (Pierre Moscovici, Stéphane Le Foll et Manuel Valls), qu’il a été décidé de lancer la campagne avec le slogan « Le changement, c’est maintenant », qui s’est révélé pertinent jusqu’au bout…

Et le lipdub, c’est vous ?
Non, c’est une initiative pour laquelle nous n’avons pas été consultés.

Mais vous avez aimé l’expérience ?
Oui, c’était une expérience géniale, passionnante. Pour toute l’équipe qui a travaillé d’arrache pied sur le sujet. Ça c’est beaucoup mieux passé que je ne le craignais au départ. Evidemment, il vaut mieux être associé à une victoire plutôt qu’à la défaite. Car si le candidat perd, c’est forcément votre faute, et ça peut vous poursuivre longtemps dans le métier. Je pensais que nous allions vivre un enfer. Mais il y a eu une sorte de magie et de mobilisation collective.
Et puis nous avions un directeur de la communication exceptionnel en la personne de Manuel Valls qui est un politique doté d’un sens aigu de la communication. On a pu démontrer ensemble qu’il n’y avait pas qu’aux Etats-Unis qu’une approche très pro de la communication pouvait s’appliquer efficacement à la politique.

Sur blended, on approche la communication de façon transdisciplinaire. Parce que selon nous la communication touche à tout. Le transdisciplinaire, ou pour dire autrement, la culture, c’est un phénomène incontournable ?
Oui, parce que l’ancien système marketing lié à l’économie du monde d’avant, du siècle dernier, était fondé sur la quantité : il fallait vendre des produits de masse à des masses. On vendait aux gens leur première télé, leur première voiture… C’était une logique de massification dans un monde matériel. Je produis, je vends. Puis je rentre dans l’espace de vie privée pour délivrer une information rationnelle : une idée de vente. L’intrusion de l’espace économique dans l’espace culturel se limitait à des spots de 30 secondes entre les émissions.
Dans le nouveau monde d’aujourd’hui, on passe du quantitatif au qualitatif. Ce n’est plus seulement la manière dont on parle d’un produit qui compte. La valeur immatérielle devient plus déterminante que la valeur matérielle. Je dois faire entrer une culture design, un partenariat avec un artiste ou autre, dans mon offre. La culture et la sociologie entrent pleinement dans l’univers du produit et des services. Et les entreprises ont tout à gagner à se doter d’un idéal qui dépasse leur offre marchande. Les entreprises américaines, par exemple, ont une logique pragmatique. Elles disent qu’avec un idéal on est plus performant. Et ce n’est pas n’importe qui qui le dit, c’est à la fois Procter & Gamble (plus gros investisseur publicitaire du monde) ou Coca-Cola (plus grande valeur de marque du monde).

Avec ce nouveau système, et pour faire simple, les marques n’ont plus le droit de mentir.
Plus le droit, mais surtout plus les moyens ! Depuis No Logo (Naomi Klein, Broché, 2000) en fait, les marques n’ont plus le droit de mentir. Au risque d’être (à juste titre) dénoncées pour ces mensonges, avec la puissance des réseaux sociaux…

C’est assez optimiste. Si les marques doivent fournir du vrai, avec les demandes de plus en plus exigeantes économiquement, écologiquement, humainement des consommateurs, les marques pourraient jouer un rôle positif.
Les marques ont les moyens de changer le monde. Il y a actuellement une nécessité d’améliorer le monde, et une formidable opportunité pour les marques de le faire. Au plan mondial comme au plan local. Le cas de Système U , qui vient de remporter le Grand Prix Effie 2012 de l’efficacité publicitaire est symptomatique. Plus de 10 ans après que Carrefour a gagné un grand prix d’efficacité sur une logique quantitative (la vente à la pénurie), Système U démontre son efficacité via une logique qualitative de produits à valeur sociétale ajoutée…

C’est très ambitieux.
Oui, mais ma conviction est que nous ne devons pas nous arrêter là. Non seulement nous sommes au bon moment pour pousser les marques à améliorer le monde en s’améliorant elles-mêmes, mais les citoyens planétaires que nous sommes doivent profiter du phénomène globalisation-digitalisation-corporatisation pour faire monter la conscience de l’interdépendance mondiale généralisée : économique, financière, environnementale, sanitaire, alimentaire…
Il n’y a pas que le nuage de Tchernobyl qui ne s’arrête pas aux frontières, il y a aussi l’eau des rivières ou la circulation de l’énergie ou des données. Cela pose l’une des questions les plus critiques pour l’humanité selon moi : celle du besoin de gouvernance mondiale, qui ne peut s’arrêter à l’ONU telle qu’elle fonctionne aujourd’hui. Il faut absolument améliorer la gouvernance mondiale sur de nombreux sujets. C’est la raison pour laquelle j’essaie d’aider Stéphane Hessel et les autres membres du Collegium International qui veulent faire bouger les lignes de la gouvernance mondiale..

Une dernière question. Pendant des années, les communicants ont insufflé des valeurs aux objets. Virilité, douceur, jeunesse… C’est de l’animisme. Aujourd’hui, on fait une communication rationnelle, pour convaincre un public expert en com’. Passer de l’animisme au rationnel, est-ce qu’on peut dire que la com’ vit son Siècle des Lumières ?
Je suis d’accord avec le premier et le dernier point. Mais pas le deuxième.
On a touché l’os du rationnel et l’apogée du matérialisme. On va vers un réenchantement et un besoin d’idéalisme. Dans un monde globalement en manque de repère, les marques sont des repères idéologisés. Apple en est l’exemple le plus abouti aujourd’hui. L’enjeu c’est le ré-enchantement du monde. Il y a le noyau, c’est la partie rationnelle et sèche de l’offre : l’objet. Il y a la chair, c’est le sujet en lui-même, incorporant la dimension immatérielle de l’offre. Et il y a la peau, c’est la communication, le rapport sensible au monde. Aujourd’hui, la chair a pris le pas sur le noyau. On vit peut-être plus la Renaissance que le Siècle des Lumières de la communication. Le monde n’a jamais eu autant besoin de métamorphose. Comme dirait Edgar Morin, il nous faut juste définir La Voie. Et trouver les moyens de la communiquer !