Jacques Dupin – Le chemin frugal (1963)

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

C’est le calme, le chemin frugal,
Le malheur qui n’a plus de nom.
C’est ma soif échancrée :
La sorcellerie, l’ingénuité.

Chassez-moi, suivez-moi.
Mais innombrable et ressemblant,
Tel que je serai.
Déjà les étoiles.
Déjà les cailloux, le torrent…

Chaque pas visible
Est un monde perdu,
Un arbre brûlé.
Chaque pas aveugle
Reconstruit la ville.
A travers nos larmes.
Dans l’air déchiré.

Si l’absence des dieux, leur fumée,
Ce fragment de quartz la contient toute,
Tu dois t’évader.
Mais dans le nombre et la ressemblance,
Blanche écriture tendue
Au-dessus d’un abîme approximatif.

Si la balle d’un mot te touche
Au moment voulu,
Toi, tu prends corps,
Surcroît des orages,
A la place où j’ai disparu.

Et l’indicible instrumental
Monte comme un feu fragile
D’un double corps anéanti
Par la nuit légère
Ou cet autre amour.

C’est le calme, le chemin frugal,
Le malheur qui n’a plus de nom.
C’est ma soif échancrée :
La sorcellerie, l’ingénuité.

*

The Frugal Path

The calm, the frugal path,
Unhappiness without name.
My hallowed thirst:
Sorcery, ingenuity.

Chase me, follow me,
But innumerable and resembling,
What I will become.
Already the stars,
Already the stones, the torrent …

Each visible step
Is a lost world,
A burned tree.
Each blind step
Rebuilds the city,
Through our tears,
In the torn air.

If the absence of the gods, their smoke,
Is contained in this slab of quartz,
You must escape,
But in number and resemblance,
White writing held
Over an approximate abyss.

If the bullet of a word touches you
At the right moment,
You, you will take on a body,
Summit of storms,
In the place where I disappeared.

And the unutterable instruments
Rising like a fragile fire
From an annihilated double body
Through the weightless night
Or this other love.

The calm, the frugal path,
Unhappiness without name.
My hallowed thirst:
Sorcery, ingenuity.

***

Jacques Dupin (1927-2012)Gravir (1963) – Traduction de Paul Auster