Terres de légendes. Symphonie n°2 et pièces orchestrales d'Henri Rabaud par Nicolas Couton

Publié le 11 décembre 2012 par Jeanchristophepucek

Hans Thoma (Bernau, 1839-Karlsruhe, 1924),
Souvenir d’Orte
, 1887

Huile sur papier, 52 x 71,5 cm, Munich, Neue Pinakothek

L’exploration du répertoire symphonique français du XIXe siècle a longtemps été si coupablement négligée que l’on assiste périodiquement à la résurgence de certaines œuvres dont l’existence se résumait, jusqu’alors, à constituer une entrée parmi tant d’autres dans une quelconque Histoire de la musique. Aujourd’hui nous revient, grâce aux efforts conjugués du label Timpani, auquel on doit tant de belles redécouvertes dans ce domaine comme celle, par exemple, de quatre des cinq symphonies de Joseph-Guy Ropartz, et du Palazzetto Bru Zane, soutien aussi infatigable qu’essentiel de ce type d’ambitieux projet, la Symphonie n°2 d’Henri Rabaud présentée en recréation mondiale, aux côtés de deux autres de ses pages symphoniques, par l’Orchestre Philharmonique de Sofia dirigé par Nicolas Couton.

S’il survit principalement dans la mémoire collective, et encore de façon plutôt aléatoire, grâce à sa comédie lyrique sur un livret de Lucien Népoty, Mârouf, savetier du Caire, qui fut un triomphe dès sa création, le 15 mai 1914, et lui assura une carrière internationale, notamment aux États-Unis où il dirigea le Boston Symphony Orchestra durant la saison 1918-1919, force est de reconnaître que le nom d’Henri Rabaud est aujourd’hui largement inconnu du grand public. Pourtant, le parcours de ce fils et petit-fils de musiciens, né le 10 novembre 1873 à Paris d’un violoncelliste de la Société des Concerts du Conservatoire et d’une cantatrice et pianiste, ressemble fort à un sans-faute. Élève d’Antonin Taudon, André Gédalge et Jules Massenet au Conservatoire, « ce grand jeune homme maigre et barbu, aux allures sérieuses et distantes, d’une culture littéraire et philosophique très étendue, dont l’indépendance d’esprit et la volonté tenace se lisaient sur [le] grave visage » si l’on en croit son ami Max d’Ollone, obtint le premier grand prix de Rome en 1894 et effectua un fructueux séjour à la Villa Médicis qui lui permit, entre autres, d’écrire son Quatuor en sol mineur (op. 3, publié en 1898) et sa Symphonie n°2 en mi mineur op. 5 achevée en 1897 (il existe également une Première Symphonie de 1891, sauf erreur inédite). Bien qu’il fût ouvertement réticent envers César Franck et Richard Wagner, cette dernière œuvre, tout comme la Procession nocturne op. 6 composée l’année suivante et créée au début de l’année 1899, quelques jours après Églogue op. 7, une courte pièce d’esthétique nettement moins « germanique » datant d’une période que l’on peut situer entre 1890 et 1895 environ, montre une connaissance autre que superficielle de leur langage. Après la réussite de son oratorio Job, créé en 1900, ses regards se tournèrent naturellement vers la scène et il fit jouer en 1904, sur la scène de l’Opéra-Comique, La Fille de Roland, premier ouvrage lyrique qui n’obtint qu’un succès mitigé. Il lui faudra attendre dix ans, dont six seront occupés à diriger l’orchestre de l’Opéra (1908-1914), pour que Mârouf, qui révèle une perméabilité certaine de son langage à la modernité de son temps, lui apporte la pleine reconnaissance de son talent. Dès lors, les portes s’ouvrirent grand devant lui ; élu à l’Institut en 1918, il succéda à Gabriel Fauré à la tête du Conservatoire de Paris en 1922, poste qu’il conserva jusqu’en 1941. Tous ces honneurs ne l’empêchèrent pas de continuer à composer, notamment des musiques de film (Le Miracle des loups, 1924) et des ouvrages lyriques, comme Martine (1947) et Le Jeu de l’amour et du hasard que sa mort, survenue à Neuilly-sur-Seine le 11 septembre 1949, laissa inachevé et qui sera complété par Max d’Ollone et Henri Busser.

Pièce maîtresse de cet enregistrement, la Symphonie n°2 est une œuvre au souffle puissant et au romantisme assumé dont on se demande pourquoi personne ne s’est soucié de la ressusciter plus tôt. La fanfare de cuivres qui ouvre son Allegro moderato initial instaure d’emblée une atmosphère dans laquelle semble passer le souvenir d’anciennes légendes, et dont le caractère tranchant, presque hautain, et traversé parfois de lueurs tragiques contraste avec la fluidité et le lyrisme du second thème dont la tonalité de sol majeur sera celle du mouvement lent, un Andante d’une luminosité sereine débutant par une mélodie de choral et revêtant souvent les accents d’une prière emplie d’une intense ferveur qui fait souvent songer non à Wagner, mais à Bruckner, dont rien n’indique que Rabaud connaissait les œuvres. Noté Allegro vivace, le Scherzo retrouve, par sa légèreté, l’esprit de ceux de Mendelssohn, qui eurent tant d’influence sur les symphonistes français du XIXe siècle (Onslow, Saint-Saëns, entre autres), mais il s’y mêle une sensation d’espace qui ferait plutôt songer à Dvorak (c’est patent dans la façon dont y est traité le retour du choral qui ouvrait l’Andante). Le Finale, dans lequel se succèdent un Allegro et un Andante, est peut-être le mouvement sur lequel l’ombre de Franck plane le plus clairement, sans doute parce qu’il semble traduire, comme la Symphonie en ré mineur (1888) de ce dernier, une lutte remportée aux prix d’immenses efforts contre des forces obscures et angoissantes ; cette musique débordante de tensions, dans laquelle passent quelquefois des spectres grimaçants que l’on croirait échappés du pandémonium mahlérien, les voit peu à peu s’apaiser et se dissoudre dans une gloire à la clarté plus majestueuse que tonitruante.

Après une page aussi épique, la Procession nocturne, inspirée d’un épisode dépeignant Faust isolé dans la forêt et étreint par un sentiment mystique au passage d’une procession qui, en s’éloignant, le renvoie à sa finitude, semble user d’une palette de couleurs et d’affects plus restreinte. Son atmosphère tissée par la douceur des cordes en sourdine se teinte d’une pointe d’amertume voilée, appelée à se dissiper à l’arrivée de l’épisode central décrivant la procession qui apparaît, dans la nuit qui l’enserre, toute auréolée de la lumière de la foi et laissera, au cœur du héros, une étincelle pour adoucir l’amertume de sa destinée. Les ambitions d’Églogue, qui porte en exergue quelques vers des Bucoliques de Virgile précisant son propos, sont plus réduites, mais l’auditeur est vite pris par son charme agreste et sa limpidité d’écriture qui font songer aux mythologies aux traits précis mais pourtant nimbés d’irréalité que peignait, à la même époque, un Puvis de Chavannes.

L’affiche de ce disque est, a priori, de celles qui font hausser le sourcil car, par réflexe, on se demande ce que peut bien donner la rencontre d’un orchestre bulgare et d’un jeune chef français encore peu connu. La réponse qu’apportent à cette question Nicolas Couton et le Philharmonique de Sofia (photographie ci-dessous) est nette et sans appel : le meilleur. En effet, sans jamais céder ni à la facilité ni à la désinvolture, la réalisation qu’ils proposent nous tient en haleine de la première à la dernière note, et rend pleinement justice à la musique de Rabaud. Les qualités de l’orchestre sont nombreuses et bien mises en valeur par une prise de son naturelle et bien étagée ; celles qui s’imposent le plus immédiatement sont sans doute sa discipline ainsi que la beauté et la diversité du coloris qu’il est capable de délivrer : entendre une phalange que n’a pas complètement gangrénée l’uniformisation des timbres, particulièrement dans les pupitres des bois et des cuivres (c’est frappant dans l’Églogue, qui les met spécialement bien en valeur), a quelque chose de profondément rassérénant. Indubitablement, l’ensemble a du grain et développe de vraies saveurs, avec un caractère légèrement rugueux qui retient durablement l’attention et séduit bien plus qu’une pâte uniformément lisse. Certains lui reprocheront peut-être de ne pas être assez capiteux, mais sa sveltesse est, au contraire, un atout de taille pour interpréter la musique française, quand bien même cette dernière serait, comme celle de Rabaud, empreinte d’une indéniable influence germanique. À la tête de cette formation aux charmes inattendus, Nicolas Couton livre des trois œuvres du programme une lecture parfaitement cohérente, très soucieuse de lisibilité et de clarté, veillant avec un soin méticuleux à caractériser et à laisser s’épanouir chaque climat sans que jamais cette attention portée au détail se fasse au détriment de la ligne. Le chef a indubitablement une vision très nette de ce qu’il souhaite faire de ces musiques et le souffle parfois épique qu’il imprime à la Symphonie n°2, tout comme l’approche chambriste magnifiquement assumée dans Églogue en constituent autant de preuves incontestables. On y chercherait en vain, tout au long de ce programme, la moindre chute de tension ou le plus petit effet de manche gratuit ; tout y semble, au contraire, parfaitement à sa place, participant naturellement à l’équilibre et à la fluidité de l’ensemble. Soulignons, pour finir, la capacité que démontre Nicolas Couton à ne jamais sombrer dans le pathos ou la sensiblerie de pacotille, y compris dans les moments les plus intensément romantiques ou emphatiques : la fermeté du trait et le refus de la surenchère demeurent constantes, sans que le lyrisme, l’intensité et l’émotion qui se dégagent des partitions en soient un instant diminués.

Je vous recommande donc sans aucune hésitation ce superbe disque consacré à Henri Rabaud qui ravira les amateurs de musique symphonique française en leur permettant de découvrir ou de retrouver un répertoire trop peu souvent fréquenté. Compte tenu de la qualité de cette réalisation, qui fait honneur tant à ses interprètes qu’à Timpani et au Palazzetto Bru Zane, auquel on est reconnaissant de soutenir de tels projets, on espère vivement retrouver au plus vite Nicolas Couton dans d’autres pans méconnus d’un répertoire avec lequel ses affinités sont absolument évidentes.

Henri Rabaud (1873-1949), Symphonie n°2 en mi mineur op. 5, La Procession nocturne op. 6, Églogue op. 7

Orchestre Philharmonique de Sofia
Nicolas Couton, direction

1 CD [durée totale : 64’36”] Timpani 1C1197. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extrait proposé :

Symphonie n°2 : [II] Andante

Illustrations complémentaires :

Anonyme, Henri Rabaud en 1893. Archives familiales.

Pierre Puvis de Chavannes (Lyon, 1824-Paris, 1898), La chanson du berger, 1891. Huile sur toile, 104,5 x 109,9 cm, New-York, Metropolitan Museum

La photographie de Nicolas Couton et de l’Orchestre Philharmonique de Sofia est de Stéphane Topakian, utilisée avec autorisation.

Suggestion d’écoute complémentaire :

Vous trouverez, en suivant ce lien, une émission de Canal Académie consacrée à Henri Rabaud et à son Mârouf, savetier du Caire, avec des extraits d’enregistrements historiques de l’œuvre (en particulier le magnifique Finale de l’acte III par Géori Boué en 1948).