"NW", de Zadie Smith

Par Leblogdesbouquins @BlogDesBouquins
Dernier roman brillant et abrupt de l’auteur britannique Zadie Smith.
L'avis de Camille
Comme quand vous commencez à être franchement intéressé par quelqu’un, et nerdisez en semi-secret sur ses marottes, je me suis mise à regarder de manière assez intense, l’année dernière, la filmographie de Katharine Hepburn. A cause de ceci : The Divine Mrs H.
J’en ai retiré une certaine détestation pour ce troll de Spencer Tracy, et une certaine honte, comme à chaque fois que je me surprends en plein fangirlisme, en plein deni de coolitude, à fureter tel un hamster amoureux dans les terriers d’Internet.
L’œil non exercé aurait pu croire que ce n’était qu’un nouvel angle d’attaque de mon exploration de l’âge d’or d’Hollywood, après la période Marylin Monroe, la période Audrey Hepburn, la période Clarck Gable, la période James Dean, la période Lauren Bacall, la période Humprey Boggart, la période « quelle est la différence entre Cary Grant et Gary Cooper », la période « films adaptés de Tennessee Williams » et que sais-je encore - car je suis totalement le Pic de la Mirandole des 00’s, je raffole de donner mon avis, et je me sens obligée de multiplier les sujets sur lequel j’en ai un.
En réalité, ce ne fut qu’une montée de plus dans des années d’admiration éperdue, qui ont commencé à la lecture de Sourires de Loup (Aout 2005), culminées à celle de Changing My Mind/Occasional Essays (février 2012), et nous amènent à ce qui nous occupe aujourd’hui, NW.
J’ai acheté Sourires de loup (White Teeth en anglais) au supermarché, genre dans un Leclerc Dieu sait où, il y a bien longtemps. Je ne sais pas si vous voyez à quel point il était peu probable de tomber par hasard sur un chef d’œuvre, dans cette mélasse qu’est le rayon livre des moyennes surfaces. Je n’y mets d’ailleurs jamais les pieds, sauf quand je me souviens que j’ai un jour acheté Sourires de loup entre le rayon "desodorisants voiture" et le petit électroménager, et me sens alors ouverte aux vents de l’aventure périurbaine.
Après The Autograph Man et On beauty, les romans suivants de Zadie Smith lus dès que j’ai pu mettre la main dessus, la consultation d'une flopée d’articles qui ont déclenchés toutes sortes de phénomènes sur ma vie comme la période Katharine Hepburn mentionnée plus haut, et quelques autres lectures, il y a eu Changing my Mind, qui est un recueil d'essais.Cela m’a à moitié étranglée de passion, au point que mes archives gardent une dizaine de pages de pitreries prétentieuses écrites sur le sujet dans un train, et une critique succincte postée sur Goodreads, un jour de culmination, traduite ici de mon propre bioutiful anglais : «Si je pouvais abandonner mon propre esprit, et l’échanger avec celui de quelqu’un d’autre, je choisirais celui de Zadie Smith ».
Intense.
Voilà donc où était la barre au moment où NW s’apprêtait à quitter les presses. Mon intérêt avait de plus était fouetté, à la manière d’une chantilly, parce que ces salauds de Goodreads, statistiquement piqués par ma frénésie dithyrambique, m’avaient invitée à proposer une question pour une interview de Zadie Smith dans la newsletter de septembre. Pensez-vous, à part lui déclarer ma flamme, j’étais incapable de penser à quoi que ce soit. A part : « Vous êtes merveilleusement intelligente. Merci d’exister. Je ne sais pas comment tourner cela à l’interrogative. ».
J'ai acheté le livre dès que j'ai pu. Avec mon argent, physiquement. Il faut savoir que je n'achète presque jamais de livres. Mais je suis sortie du magasin en caressant la couverture de celui-là comme si c'était la joue de mon premier né.
Je ne pouvais qu'être déçue, donc je l'ai été. Un petit peu.
Zadie Smith est une femme savante. Je veux dire par là qu’elle connaît ses lettres, comme une ex-étudiante d’anglais qu’elle est et le professeur qu’elle est devenue. Étant de plus dotée d’un admirable sens du sarcasme, il y a bien des hommages, des inspirations, des railleries d’œuvres ou d’auteurs dans la bibliographie. Certains ont vu Pynchon ou Salman Rushdie dans White Teeth, alors que On Beauty sentait fortement le EM Foster d’ Howard’s End.
J’hallucine peut-être, mais il me semble avoir vu pas mal de Mrs. Dalloway dans NW, ce qui n’a pas été pour me déplaire. Il fait partie des rares livres que j’ai relu, par plaisir, immédiatement après l’avoir terminé. Mais au lieu de se balader dans le Londres bourgeois des années 1920 avec Woolf, Smith nous trimbale dans les quartiers populaires du nord ouest de cette même ville (d’où le titre, Nord West), parmi des gens de maintenant, sur son propre terrain : ce sont en effet les coins où elle habite, et où elle a grandit. Tous nos personnages viennent et vont dans ce groupe de quartiers assez moches, dangereux et pourris, et particulièrement Caldwell, un nid à « logements sociaux » pas exactement cossus.
Comme dans Mrs Dalloway, Smith employe dans NW la technique narrative du « stream of consciousness », « courant de conscience » cherchant à imiter au mieux le processus de pensée, le monologue intérieur des personnages dans tout son tumultueux désordre. L’enjeu était de coucher sur la page les bouts de choses qui surgissent à l’esprit quand vous prenez le métro, ou ce qui se passe réellement dans votre tête tandis que vous tenez une conversation avec votre voisin de table. Or, rarement parlons-nous en phrases, lorsque les mots ne sont même pas prononcés. C’est là un des aspects les plus déroutants et intéressants de NW, qui contraste avec ce qu’a écrit Smith auparavant. Elle va même jusqu’à bousculer la forme, et parfois
ECRIRE ECRIRE Ses propos.
Dans. Un agencement. Bizarre
Au milieu de la page et sans ponctuation et avec des changements de tailles et de polices
Comme Ceci et et C’est finalement parfois assez problématique à lire.
Ajoutez-y des têtes de chapitres pour le moins cryptiques (« Visitation », « Host », ce genre), des changements de personnages assez brusques (la partie sur Felix est réussie, mais semble un peu cheveu-sur-soupiale), une fin fort courte, et enfin le développement d’une théorie vaguement freudienne sur l’orgasme féminin, et j’en aurais terminé avec mes griefs sur NW.
C’est déjà pas mal, mais ce n’est pas assez pour classer NW ailleurs quand dans les très bons, même si on a l’impression de vivre ce que vit votre linge dans la machine à laver : c’est un roman de désorientation. On s’y perd. On a besoin d’une carte, d’un plan, et Smith n’en donne pas. Ni pour les rues, ni pour les gens.
Nos héros, Leah, Natalie-Keisha (cette bizarrerie vous sera expliquée au cours du livre), Felix, Nathan, ne sont pas exactement perdus, et n’ont que l’impression, parfois, d’être trouvés. Admirable est la manière dont Smith les écrit, ni lâches ni sauveurs : les gens ne se résument pas à un pitch. Avoir honte de ses propres réactions et préjugés, ne pas être noble, ne pas être honnête, ou constant ; ne pas être, enfin, un personnage de roman est l’une des réussites majeures de NW.
De plus Smith écrit ici et souvent sur l’une de mes grandes, grandes passions : la classe sociale. Elle le fait en général, et ici en particulier, avec brio, avec vivacité, avec cruauté et humour. Je ne cesserai de regretter à quel point la discussion est culturellement, quotidiennement plus présente au Royaume-Uni qu'en France, où on a vite l’impression de dire des gros mots dès que le sujet arrive. Probablement parce qu’un jugement de classe est presque toujours un jugement de valeur : il n’est jamais purement descriptif, mais il interprète les signes (le langage, le geste, le vêtement) dans une grille supplémentaire. Ces cases cochées ne sont guère neutres. Elles amènent le mépris, ou confirment une appartenance commune, ou suscitent l’admiration. Elles passent même souvent en-dessous du seuil de perception consciente : le cerveau culturel fait tout seul sa lecture.
Mais les signes sont multiples, changeants et contradictoires. Reste à nos personnages à faire eux-même leur tambouille. Leah, par exemple, a épousé un homme Noir, qui est coiffeur. A Londres, dans ce quartier-là, cela voudrait dire une certaine chose, pour elle et son ménage. Néanmoins il est différent, car il est d'origine française, algérianno-guadeloupéenne, et déborde d'ambition (ou, comme dit Leah, "d'espoir"), ce qui veut plutôt en dire une autre.
Car à la classe se joint un autre aspect central de son œuvre –pardonnez-moi d’avance d’employer le mot anglais-, la "race", soit l’origine et l’appartenance ethnique et culturelle. Elle est toujours double, triple chez Smith (judéo-vietnamo-British, irlando-anglaise, etc.), ce qui ajoute à la difficulté de se situer, et d’appartenir.
Je ne peux pas vraiment parler lettres comme le ferait un universitaire, ou même un journaliste. Nous ne sommes ici que d'humbles enthousiastes, qui ne savons pas toujours formuler le je-ne-sais quoi faisant pencher la balance. Aussi pardonnez ma maladresse quand je vous dis que NW est un roman intelligent. Il a été écrit par quelqu'un de bien meilleur que moi, au regard plus acéré et à la plume infiniment plus souple. C'est un livre supérieur.
A lire?
Oui.
Si vous aimez la micro-sociologie avec un coeur battant, ce qui j'en conviens a l'air d'une niche, NW vous plaira.
Comme mentionné plus haut, NW n’est pas parfait, et a même était un peu décevant. Au vu du niveau où était mon admiration éperdue pour cette femme, rien que de très normal. Néanmoins cela reste un excellent livre, drôle et ambitieux.