Borei Keila, un révélateur du Cambodge

Publié le 03 janvier 2013 par Cambodiaexpat @Cambodiaexpat

MISE A JOUR DE L’ARTICLE DU 31 JANVIER 2012

Le 31 janvier 2012, je publiais cet article. C’est aujourd’hui un anniversaire, celui de l’éviction de centaines de familles de ce quartier de Phnom Penh, par la Police, la Police Militaire et des gardes de sécurité.

Le Cambodia Daily et le Phnom Penh Post reviennent aujourd’hui sur cet anniversaire et expliquent n’était de pauvreté et d’abandon de ces personnes qui ont tout perdu du jour au lendemain, d’abord relogées dans des bâtiments précaires proches de Udong. N’acceptant pas ces conditions de vie pour le moins sordides, certains sont revenus dans leur ancien quartier, maintenant en ruines, pour l’occuper.

Une centaine sont donc là, dormant dans des tentes, dormant dans des tentes, des ruines de cages d’escalier, des fauteuils défoncés, sans aucun médicament ni aide.

La société Phanimex, concessionnaire du terrain, s’était engagée à reloger cette année l’ensemble des habitant dans des immeubles neufs en contrepartie de leur ancien terrain. Aujourd’hui, le projet n’a pas l’ombre d’un plan ni d’un planning.

Relisez l’article ci dessous, un autre regard sur le Cambodge ou cliquez ici pour le lire en intégralité

Il y a des choses que le touriste veut voir, et d’autres que le voyageur voit.

(…).

Qui connait Borei Keila ?

Ici, chez les touristes, absolument personne. Pourtant, il vient de se passer dans ce quartier du centre de Phnom Penh quelque chose de courant, la réalité ordinaire du Cambodge.

Borei Keila est (était) un quartier populaire non loin du Stade Olympique et du Psar Thmei, le Marché Central. Environ 300 familles pauvres vivaient là jusqu’au 3 janvier 2012.

Un beau jour, une entreprise est arrivée et détruit les habitations.

L’histoire commence en 2003 : le Gouvernement a partagé avec cette entreprise le terrain, en tant de « concession foncière sociale », en contrepartie de quoi elle devait construire dix immeubles d’habitation. Une façon habile de dire que l’entreprise avait dès lors le droit de récupérer le terrain à tout moment pour y construire des logements à vocation sociale. En 2008, l’entreprise a changé unilatéralement les termes de la concession : on ne construit plus. Un peit billet au Ministre qui va bien, pas de souci, on change la convention.

3 janvier 2012, les bulldozers et les ouvriers arrivent et les habitants n’ont aucune alternative. Ils ont eu de la chance, il y a dix ans, on incendiait avant d’envoyer les bulldozers.

Les habitants ont protesté, la police a chargé, les habitants sont partis, les immeubles démolis, les ours en peluche restent dans les gravas. Cela fait beaucoup pour une journée.

Ils sont allés manifester devant la mairie. La police a chargé avec des gaz lacrymogènes puis arrêté et emprisonné 22 femmes et six enfants à la prison de Prey Speu, de triste réputation : violences, viols, décès suspects sont régulièrement constatés.

Comme cela faisait un peu de bruit tout ça, le Gouvernement s’est soudainement engagé à reloger les familles. A priori, seules 240 sont actuellement dans des logements provisoires, les autres sans rien. A la rue. Le 3 janvier au soir.

Le 3 janvier 2012, la vie bascule… encore une fois

Alors je suis allé voir à Borei Keila. La police est toujours là, il y a de grandes palissades, et je n’ai pas pris le risque d’aller plus loin. Je n’ai rien vu. D’autres ont eu la chance de prendre des clichés, que vous trouverez en suivant ce lien ici. Edifiant.

C’est aussi cela le Cambodge : pas toujours angélique ni beau. C’est triste et pathétique aussi.

Il faut prendre le temps de voir, d’entendre ce genre de choses, tout comme, en vrac :

  • Les expulsions de Krathié (même problème de concession foncière, mais là on tire sur les habitants – 4 morts – je vous raconterai toute l’histoire, c’est assez cocasse si on peut dire),
  • Les évictions quasi-quotidiennes de terrain dans les campagnes par des pseudo-généraux se munissant d’un faux titre de propriété,
  • Le procès Khmers Rouges qui n’en finit pas de stagner, le Gouvernement contestant la légitimité de la présence d’un juge indépendant (ONU), en réinterprétant les accords internationaux (a judge « will » participate et non « must » participate » – les anglophiles apprécieront la nuance, 6 mois d’explication de texte que ça dure)
  • Les fonctionnaires de ce Tribunal pour l’Histoire non payés, pour certains depuis octobre 2010 (il n’y a pas assez de dons pour payer -sic- et le Gouvernement déclare fièrement « travailler sans avoir de salaire affecte l’esprit de l’équipe » – on ne s’en serait pas douté)
  • Les familles des campagnes qui vendent leurs enfants à de riches trafiquants ou des intermédiaires d’adoption internationale ; enfants que l’on retrouvera dans des bordels ou dans des familles françaises qui auront payé les services d’intermédiaires et d’associations françaises d’adoption agréées par l’Etat Français (entre 8 et 10 000$ l’enfant après casting par l’association, moins cher quand on le choisit sur place, certains sont sur catalogue sur internet),
  • La construction de « villages-bordels spécialisés » à quelques km de Phnom Penh (Svay Pak alias K11 – parce qu’à 11 km du centre de Phnom Penh). Ce « village » a intégralement brĂťlé il y a 8 ans (avec des gens encore dedans semble-t-il) et a été « reconstruit en dur par des investisseurs » lit-on dans la presse, sans que la police ou le gouvernement ne se soucient de rien. Là, certaines maisons sont spécialisées dans les jeunes filles vierges de 13-14 ans, d’autres dans les petits garçons de 8-10 ans, d’autres encore dans des communautés « spéciales » (chinoises, birmanes, petites, peau sombre), un vrai marketing… Sur certaines « maisons » il y a des affiches pour indiquer une garantie « sans préservatif », donc des vierges (« tout de même, je ne vais attraper le sida, nom d’une pipe »- pardon pour l’allusion). Pour le même prix (5$ négocié – la vie n’est pas chère ici), il pourront filmer leurs exploits que l’on retrouvera sur internet et qu’ils partageront au retour avec des potes et de la bière. S’il ont oublié leur caméra, on leur en prête une sur place contre un supplément, Tout est prévu.
  • Les villages qui se construisent sur la décharge de Phnom Penh, les enfants attendant fébrilement le passage de chaque camion-poubelle pour récupérer un peu de nourriture ou quelque chose à revendre. Cet endroit reste aujourd’hui un emblème de solidarité grâce à une super ONG qui invite les touristes à aller au marché acheter de quoi subsister aux femmes et aux enfants et fournit une éducation dans une école,
  • Les enfants des rues qui errent toute la nuit à la quête d’un petit quelque chose à échanger. Le soir tard, on les voit regarder les bars à hôtesses et les cafés branchés sans sourciller, deux mondes qui se confrontent du regard, je n’ai pas eu la force de prendre une photo de ces regards croisés, les touristes ne voyant rien,
  • L’importation de jeunes chinoises stockées à dates fixes ou sur demande dans un hangar proche du quartier général de la police, les policiers organisant avec des tour-opérators moyennant rémunération des « viol-parties »,
  • La corruption partout, dans les commissariats pour récupérer sa moto confisquée parce que… on ne sait pas très bien, au carrefour pour passer (parfois), dans le minibus sur la route, pour récupérer un papier, pour passer devant à la Poste…
  • Et… j’arrête la liste.
  • Et bien sĂťr, dans le monde « d’en face » les gros touristes bedonnants s’émerveillant de tout ce tohu bohu en se gavant de bière Angkor et de cacahuètes à la terrasse des riches lounge-cafés du Quai Sisowath, avant de dépenser 100$ dans des bars louches pour se « faire » une ou plusieurs filles, si possible en même temps. C’est chouette ces touristes là, aucun problème de conscience. Pas tous comme çà, heureusement.

Tout çà, c’est dans le journal (sauf les touristes bedonnants), mais la plupart des gens ici ne savent pas lire. C’est aussi à la radio, mais la plupart des gens ici ont d’autres chats à fouetter. Par contre, ce n’est pas à la télé, les 5 ou 6 chaînes étant propriété de gros investisseurs et de la femme du Premier Ministre (qui est d’ailleurs la Présidente de la Croix Rouge khmère – conflit d’intérêt ?). La télé est assez peu regardée ici parce que peu de gens ont les moyens d’en acquérir une, lorsqu’ils ont la chance d’avoir l’électricité, bien sĂťr. Reste la télé « commune » au bar devant laquelle on se réunit la journée et le soir pour le match de boxe ou le dernier épisode du feuilleton mélo-dramatico-asiatique, que l’on commente en direct en pariant sur la fin.

Alors quoi ?

Et bien rien. C’est comme çà. On peut pas changer cela. Il faut simplement le voir et savoir que ça existe, accepter de ne pas être choqué et surtout pas de s’offusquer « à la française-en-bonne-conscience » mais juste l’avoir à l’esprit ; et peut être s’engager pour accompagner un développement de quelque chose. Faire un petit pas avec eux sans vouloir changer le monde. Etre lucide pour agir plus juste dans l’aide que l’on peut apporter à ces gens.

En France, on s’offusque des petites phrases politiques, on jongle avec les mots, on mâche l’information pour que les citoyens l’avalent mieux. On a nos filières de trafic de filles et d’enfants (adoption internationale). On a nos SDF qui crèvent de froid, au sens littéral du terme. On a nos procès truqués. On a nos policiers qui cognent et – parfois – tuent des innocents. On a nos pauvres, assistés et non secourus. On corrompt les « élites » à force de lobbying et de millions d’â‚Ź de rétro-commissions. On a nos banlieues pauvres qui brĂťlent d’isolement. On ne règle pas nos problèmes et on joue avec le pouvoir, l’injustice et la pauvreté. On donne ce sentiment de sécurité dans l’insécurité. On assiste pour mieux manipuler. Nous sommes des enfants pourris-gâtés, devenus capricieux, tristes et intellectuellement malhonnêtes.

Finalement, en France, on n’est pas si loin de ce qui se passe ici : on ferme les yeux et les associations prennent le relais auprès des plus démunis. On envoie la police avec les médias pour faire sensation. On fait semblant d’enquêter et on passe au sujet suivant.

Le problème est que chez nous, sauver une vie, rétablir l’ordre ou apporter un repas à un démuni n’est même plus un acte souriant ou volontaire. Regarder quelqu’un c’est l’agresser. Draguer une fille c’est presque la violer. On se méfie de son voisin et de sa famille. On n’a jamais assez d’argent ni d’aide. On en souffre et on cultive habilement cette souffrance. C’est devenu banal et sans vie. Rien n’a plus de sens.

Et bien ici, c’est pas tout à fait pareil quand même.

Ici, peu de gens meurent de faim et les SDF ne meurent pas dans la rue. Ici, les plus pauvres des pauvres ont une lumière dans le regard. Ici, les chauffeurs de tuk tuk dorment dans leur machine et bossent 7 jours sur 7 et le lendemain ils sont heureux de vous emmener. Ici, il y a des filles qui accompagnent des hommes sans rien faire de plus juste pour ramener un peu d’argent à leur famille, et des hommes (khmers ou touristes) qui respectent ça. Ici, les gens vivent de très peu et se sentent riches ; au fond brillent ce coeur et cet esprit qui a connu jusqu’il y a 10 ans les pires atrocités et la guerre civile. Ici, il y a des gens qui ont perdu toute leur famille, plusieurs générations d’un coup en quelques jours mais qui gardent sérénité et espoir. Ici, on vit au moment le moment, il n’y a aucune assistance sociale et on se débrouille en communauté et en famille. Et la classe moyenne commence à pouvoir vivre décemment et en nombre.

Les deux côtés de la médaille, les deux extrêmes : l’humanité et la chienlit. La richesse et la misère. Tout coexiste dans une espèce de « voie du milieu » ni blanche ni noire, ni heureuse ni triste, ni violente ni apaisée. Je me demande tous les jours quel est le pays le plus pauvre entre la France et le Cambodge. Je pense que j’ai la réponse.

Dans le bouddhisme, on dit que le plus riche doit aider le plus pauvre. Le pauvre doit aider le moine ; le salarié doit aider le pauvre ; le moine doit aider tout le monde.

Evidemment, cela ne marche pas toujours. Parfois ça marche dans l’autre sens (la corruption). Mais ici, on fait ce qu’on peut et c’est énorme. On fait aussi ce que l’on veut. on entreprend. On a des petites idées qui rapportent 1 ou 2$ chaque jour. Ca fait 30 à 60$ par mois. La salaire d’un ouvrier. C’est déjà beaucoup et cela suffit à la plupart. On monte un petit business, on se casse la figure, on recommence. On a du courage, l’envie de changer les choses et la volonté d’apprendre et de grandir. Ici, chaque tout petit pas est un grand pas.

Et puis ce matin, j’ai échangé avec une des femmes qui voulait faire du taĂŻ-chi (voir article d’hier), en anglais elle m’a dit : « ohh, you smile sir, your heart is happy ! » (ohh, vous souriez monsieur, votre coeur est heureux !). Oui, pour plein de raisons.

Ca donne à réfléchir, non ?