[note de lecture] "La lampe allumée si souvent dans l’ombre" d'Ariane Dreyfus, par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

On connaît cette belle collection, En lisant, en écrivant, chez Corti. Mais ce livre d’Ariane Dreyfus correspond particulièrement bien au projet. Ce n’est pas un livre de « critique » au sens universitaire du terme, même s’il est constitué principalement de lectures qui ont marqué l’auteure. Il vaudrait donc mieux parler d’un « livre de lectures », qui sont autant de rencontres, occasions d’amitié et d’empathie profondes : «  je suis incapable d’écrire sur, je ne sais écrire qu’avec, entrelacer ma voix à d’autres. » (p.11) 
Partant de là, et si l’on admet qu’un livre qui nous touche est celui qui vient faire résonner en nous une corde intime (expérience partagée totalement ou partiellement, expérience rêvée, désirée ou crainte…), on comprendra que l’un des intérêts de ce livre est de dessiner en creux le portrait de l’auteure. « j’aime plus que les autres les livres de poésie que je dévore d’une traite, qui soulagent ma soif en même temps qu’ils me donnent soif d’eux, tant la confiance que je leur fais est totale, je veux moi aussi ce qu’ils veulent » (p.87). 
L’enfance pourrait être un des fils directeurs, une des raisons pour cette adhésion profonde. Ariane Dreyfus regroupe en un chapitre cinq études sur des livres ayant pour origine l’enfance meurtrie : Nabokov, Degroote, Dostoïevski, Rouzeau, Gibbons. Mais on retrouvera fortement ce thème dans les pages consacrées à Sacré et Sautou, ainsi que dans le chapitre central dans lequel la poète réfléchit sur sa propre pratique : « L’enfance étant à la fois l’irréparable et l’espoir, je ne vois pas comment j’écrirais dans un esprit qui ne serait pas d’enfance. » (p.86) Un peu plus loin, en commentaire d’une citation de Schehadé : « Cet enfant douloureux qui ne bouge pas, qui attend on ne sait quoi, qui attend qu’un regard lui réponde, c’est la figure de la poésie. » (p.92) On songe à « l’enfant qui pleure », dans tout poème, selon Reverdy. Lorsqu’un peu plus loin, à propos du rapport réalité/poésie, Ariane Dreyfus affirme « on écrit pour percer ces terreurs » (p.93), ou bien « j’écris avec mes peurs » (p.133), on pense bien sûr à l’état du monde actuel, mais aussi à ce que chacun porte en soi d’angoisses vives depuis l’enfance. Même si celle-ci peut être tout autant le lieu de la magie, de l’émerveillement, ou d’un combat victorieux pour plier le dehors, façon Petit Poucet (cf. p.86). La morale d’Ariane Dreyfus est résolument volontariste et positive, même si elle demeure lucide face à la souffrance, l’injustice, l’histoire : « le poème n’a de sens que par le souffle moral qu’il nous donne, et non par une accumulation de belles trouvailles. » (p.90) ; « le poème  (est) toujours lié à une décision de me redresser » (p.95) ; « D’où ma détestation pour toutes les œuvres de la plainte agressive, de l’invective, du sarcasme, en un mot de la négativité, souvent masculine il faut dire. » (p.87) On ne peut parler plus clairement : aucun nihilisme dans cette poésie, mais plutôt une énergie qui va se ressourcer dans des arts multiples : « « je suis loin de trouver mon bonheur dans la seule poésie » (p.125). « Ecrire a vraiment commencé pour moi en me voulant traversée par d’autres voix : (…) ainsi ai-je écouté (…) tous les jours pendant un an le Requiem de Mozart. Je me nourrissais aussi aux dialogues de certains films que j’enregistrais pour les écouter comme de la musique, sans compter des photos dont j’avais fait un patchwork sur un des murs de ma chambre. » (p.95) On sait, au fil de ses livres, combien importe pour Ariane Dreyfus ce détour par d’autres formes : le conte, la danse, la musique, le film, l’art, le cirque… Les livres sont une nourriture parmi d’autres, même si l’on rencontre dans ces pages Schehadé, Supervielle, Michaux, Ponge, Rimbaud, Eluard, Guillevic… Ils ont participé à l’élaboration de l’écriture, d’une grammaire du corps, du geste, de vivre, au même titre que tout le reste. Ce désenclavement de la poésie est une bouffée d’oxygène, mais on voit tout autant, dans le chapitre central, combien le poème impose un travail technique, spécifique : les pages 137 à 150, par exemple, donnent l’histoire du « motif » au départ d’Iris, c’est votre bleu. On a là toute la progression lente vers l’ajustement sonore, rythmique, et le calage/calibrage des images. 
D’autres points de poétique sont abordés directement dans ce texte où l’auteure explicite ses choix, sans chercher à les défendre ou les justifier. Elle les pose, simplement, et c’est bien ainsi. Dans la seconde moitié du livre, on retrouve les œuvres proches avec un groupe formé par J. Lèbre, C. Lamiot, J.-L. Giovannoni et N. Pesquès. Puis deux études plus longues, visant vraiment l’évolution des œuvres et non plus leur seule rencontre : E. Sautou et S. Bouquet. 
Très peu d’éléments biographiques, mais en fermant le livre on a le sentiment de saisir bien mieux d’où parle Ariane Dreyfus. Au-delà, ce livre est aussi révélateur de la situation actuelle de la poésie : pas d’école, pas de dogme, pas de prêt-à-écrire, pas d’esthétique collective. Et pourtant il y a bien une cohérence globale dans ces aventures d’écritures : le corps, l’enfance, l’amour, l’autre, l’espoir… « Ecrire me semble avoir beaucoup en commun avec l’amour et l’amitié ; et en particulier il y a cette étonnante et désespérante liaison d’une solitude et d’un désir d’être ensemble toujours qui caractérise tout amour et tout désir d’écrire » (James Sacré, cité p.61). Ce livre vaut parce qu’il est à la fois seul et avec. « Moi peu importe » écrit modestement A. Dreyfus (p.85) : sa réussite tient à ce qu’elle est complètement là sans cesser de laisser place aux autres. 
[Antoine Emaz] 
 
Ariane Dreyfus 
La lampe allumée si souvent dans l’ombre 
Ed. José Corti – Col. En lisant, en écrivant 
320 pages – 19€