Retour aux sources. Œuvres pour violon de Giovanni Battista et Tomaso Antonio Vitali par Clematis

Publié le 25 janvier 2013 par Jeanchristophepucek

Charles André, dit Carle Van Loo (Nice, 1705-Paris, 1765),
É
née portant Anchise, 1729
Huile sur toile, 110 x 105 cm, Paris, Musée du Louvre
(photographie © RMN-Grand Palais / Christian Jean)

Cheval de bataille auquel s'affrontent, depuis le milieu du XIXe siècle, les plus célèbres des violonistes, la Chaconne de Vitali s'est durablement installée au répertoire. L'histoire de cette œuvre est pourtant auréolée d'un mystère que des décennies d'investigations et de polémiques n'ont pas réussi à dissiper. L'ensemble Clematis revient aujourd'hui, dans un disque publié par Ricercar, aux sources de cette merveille d'inventivité baroque qui est peut-être un savant pastiche romantique, et remet cette partition problématique en perspective avec l'héritage dont les tenants de son authenticité estiment qu'elle est issue.

On ne compte plus le nombre de supercheries qui jalonnent l'histoire de la musique, qu'il s'agisse de l'Ave Maria attribué à Caccini alors qu'il a été composé par un spécialiste du faux musical, Vladimir Vavilov, en 1970, du Concerto pour violon « Adélaïde » une œuvre supposée du jeune Mozart qui hanta un moment les annexes du catalogue Köchel avant que son véritable auteur, Marius Casadesus, finisse par le reconnaître en 1977, ou de la plus célèbre de toutes, l'Adagio dit d'Albinoni, un pastiche dû au musicologue Remo Giazotto, publié en 1958. Parmi tous ces faux-amis, la Chaconne en sol mineur de Vitali, une œuvre éditée en 1860 par Ferdinand David (1810-1873), violoniste émérite qui créa, en 1845, le Concerto que Mendelssohn avait taillé spécialement à sa mesure, occupe une place à part. Contrairement, en effet, à la majorité des œuvres apocryphes, on en possède un manuscrit conservé aujourd'hui à la Sächsische Landesbibliothek de Dresde et copié par un musicien actif dans la cité saxonne aux alentours des années 1720-1740, époque où celle-ci était un des phares de l'Europe musicale, possédant un orchestre au sein duquel se pressaient quelques-uns des plus grands virtuoses du temps et pour lequel certains musiciens à la mode, comme Vivaldi, se flattaient d'écrire des pièces destinées à faire briller une aussi prestigieuse phalange. Peut-on supposer que Tomaso Antonio Vitali, l'auteur présumé de cette Chaconne dont il convient de rappeler ici que l'authenticité est toujours âprement débattue, ait été, d'une façon ou d'une autre en relation avec Dresde, dont on sait que la cour était friande de musique italienne ? La presque totale absence d'éléments biographiques relatives aux quarante dernières années de sa vie, de la publication de son ultime recueil, Concerto di sonate, en 1701 à sa mort en mai 1745, laissent toutes les hypothèses ouvertes.

Pour comprendre pourquoi Vitali pourrait effectivement être l'auteur de la Chaconne qui porte son nom, il faut se pencher un instant sur sa trajectoire. Il est le fils d'un autre violoniste, prénommé Giovanni Battista (1632-1692), et fit toute sa carrière au sein de l'orchestre de la cour des Este à Modène où son père s'installa en 1674. Il fut sans nul doute à bonne école auprès de ce dernier, lui-même élève de Maurizio Cazzati à Bologne, cité dont il était originaire et à la création de l'Accademia Filarmonica de laquelle il participa. Contrairement à son fils, Giovanni Battista aborda nombre de genres pratiqués à son époque et on conserve de lui des oratorios, cantates et pièces sacrées ; sa réputation reste néanmoins attachée à sa production instrumentale dont l'influence se repère dans l’œuvre de compositeurs aujourd'hui bien plus célèbres que lui, tels Corelli ou Purcell. Entre autres innovations apportées par Giovanni Battista, notons le fort lien thématique qu'il instaure dans les différents mouvements de ses sonate da chiesa sans que la diversité de ces derniers en soit pour autant affectée, ainsi que son recours aux danses dans ses sonate da camera, essentiellement d'origine italienne dans ses premiers recueils publiés, puis de plus en plus française ensuite, comme en atteste la présence de menuets et de bourrées. Signalons enfin que Vitali l'Ancien eut à cœur de fixer le fruit de son travail au travers de 60 pièces rassemblées dans un ouvrage à visée pédagogique, Artificii musicali,publié à Modène en 1689. Dépositaire de ce riche héritage dont il assura la diffusion, Tomaso Antonio mit ses pas dans ceux de son père, même si on constate que son style incline progressivement vers un style plus exclusivement ultramontain. De façon troublante, ce qui constitue un argument fort en faveur de son authenticité, il s'appuie sur certaines des trouvailles exposées dans les Artificii musicali pour construire les modulations parfois hardies qui traversent la Chaconne, une pièce qui pourrait alors se lire à la fois comme un hommage à la tradition dont son art musical est issu et comme une tentative d'aller plus loin, dans le style plus empreint de subjectivité qui marque la fin de l'époque baroque, période qui correspond à celle durant laquelle l'exemplaire de Dresde fut copié.

Je l'écrivais récemment, Clematis et sa violoniste-directrice, Stéphanie de Failly (photographie ci-dessous), livrent, disque après disque, des interprétations de plus en plus convaincantes, tant sur le plan technique qu'expressif, et cet enregistrement dédié aux Vitali père et fils me semble couronner de la plus belle des façons une première étape importante de leur évolution. La première impression qui se dégage de l'écoute de cette réalisation est l'envie que les musiciens ont de rendre justice à ces musiques et le bonheur très communicatif qu'ils ont à le faire. Pas un instant, y compris dans les pièces qui pourraient sembler plus anecdotiques, on ne constate de baisse de tension ou de désinvolture ; toutes sont traitées sur un pied d'égalité avec la vaste Chaconne, dont on a compris qu'elle est la vedette de ce disque et bénéficie d'une interprétation de toute beauté, concentrée, virtuose, à la fois pleine de chaleur et de maîtrise, et d'une grande intelligence de conception, en particulier par le choix d'un orgue de tribune touché de façon experte par Lionel Desmeules. Tout au long de cette anthologie, les musiciens de Clematis rivalisent d'inventivité pour varier les climats et offrir au violon l'écrin le mieux à même de mettre en valeur ses prouesses. Aussi à l'aise dans les diminutions les plus périlleuses que dans les textures les plus diaphanes, les atmosphères qu'ils trouvent sont toujours d'une grande justesse, avec juste un très léger bémol pour une propension à céder, heureusement de façon extrêmement ponctuelle, à la mode des percussions un rien intrusives, et d'une belle finesse, sans que leurs miroitements manquent pour autant de corps. C'est d'ailleurs cette même sensation de présence sensuelle qui irradie du jeu de Stéphanie de Failly qui s'exprime, dans le livret, sur le rapport fusionnel qu'elle entretient avec son Maggini de 1620 ; cette union éclate ici à chaque caresse d'un archet volubile et solaire délivrant en permanence une palette d'émotions contrastées et frémissantes qui touche le cœur, que le ton soit brillant comme dans les pièces descriptives ou dansantes, ou plus intérieur, comme dans certains passages des sonates ou dans la Chaconne. Ce récital Vitali est incontestablement de la splendide ouvrage ; mené avec autant de conviction que de discernement et une sensibilité de tous les instants, il emporte l'adhésion sans guère de réserves.

Je vous recommande donc sans hésitation ce magnifique disque de musique italienne signé par Clematis, qui rend justice avec intelligence et talent à deux compositeurs dont la connaissance éclaire de façon passionnante la littérature pour violon du dernier quart du XVIIe et du premier du XVIIIe siècle. Sauf trouvaille inattendue, on ne saura sans doute jamais de façon définitive si Tomaso Antonio Vitali est ou non l'auteur de l'étonnante Chaconne qui circule sous son nom ; lorsque l'on écoute cet enregistrement, la question devient finalement assez secondaire, tant le sentiment de grâce qui s'en dégage vous happe pour ne plus vous quitter.

Giovanni Battista Vitali (1632-1692) et Tomaso Antonio Vitali (1663-1745), Ciaconna : sonates et pièces pour violon

Clematis
Lionel Desmeules, orgue
Stéphanie de Failly, violon et direction

1 CD [durée totale : 62'16"] Ricercar RIC 326. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Giovanni Battista Vitali, Capriccio di Tromba per violono solo

2. Giovanni Battista Vitali, Passo e mezzo

3. Tomaso Antonio Vitali, Sonate prima en la mineur :
Grave
AllemandaCorrenteMinuéCanario

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Vitali: Ciaconna | Compositeurs Divers par Clematis

Illustrations complémentaires :

Parte del Tomaso Vitalino, première page du manuscrit Mus.2037-R-1, c.1720-1740. Dresde, Sächsische Landesbibliothek. L'intégralité du manuscrit est consultable en suivant ce lien (cliquer sur « Partitur » dans le menu de gauche).

Anonyme, XVIIIe siècle, Portrait de Tomaso Antonio Vitali, sans date. Huile sur toile, 55 x 34,6 cm, Bologne, Museo bibliografico musicale

La photographie de Stéphanie de Failly est de Jacques Verrees, utilisée avec autorisation.