Lincoln

Par Thibaut_fleuret @Thibaut_Fleuret

Peu de temps après Cheval de guerre, voilà que revient Steven Spielberg avec un objet pensé depuis longtemps : Lincoln. Que penser d’un tel projet si personnel et si ambitieux ? Même si certaines choses interrogent, le cinéaste réussit, quand même, à remporter son pari.

Abraham Lincoln. Ce nom et ce prénom ont une couleur particulière tant il fut une figure importante de l’Histoire américaine. Considéré comme l’un des hommes les plus influents du pays, il est l’égale des Pères Fondateurs, statut pas facile à atteindre, dans l’imaginaire collectif. Peu de dirigeants y sont arrivés. Lincoln, lui, l’a fait. Et on comprend aisément les raisons qui ont poussé Steven Spielberg à plancher sur un tel projet, lui qui aime les sujets sensibles entre deux super-productions. Bien entendu, c’est une plongée dans l’Histoire de son pays dont il sera question et même si les films les plus connus du cinéaste sont ses blockbusters, le réalisateur n’a jamais oublié de sonder le passé et ce dernier métrage fait indéniablement partie de cette catégorie de sa filmographie. Mais, au-delà de cet aspect global dans la carrière du père Steven, la chose la plus importante est de se démarquer, surtout, de Vers Sa destinée de John Ford, lui-même maitre avoué du réalisateur contemporain. La démarche est rapidement évacuée par Spielberg. Là où Ford parlait de la jeunesse d’Abraham pas encore Lincoln, le protagniste de Lincoln est directement confronté à l’orée de l’un de ses plus grands actes politiques. Le film commence par une courte scène de bataille ayant cours durant la Guerre de Sécession. Comme un symbole, elle est une parfaite introduction au combat que devra mener le Président pour faire passer son célèbre 13ème Amendement. La séquence permet surtout d’introduire le personnage et de le mettre au cœur du projet filmique et de son propre projet. La volonté de Steven Spielberg est claire. Il veut faire de cet homme politique une figure au travail qui va changer de statut au fur et à mesure des prises de position. En ce sens, le métrage va vite rentrer à l’intérieur. Cette ouverture sera donc le seul moment extérieur. Par la suite, ce seront les coulisses du pouvoir et de la décision qui vont être sans cesse scrutés. Un peu à la manière de l’exceptionnelle série The West Wing, Lincoln est avant tout un film de dialogues et de lieux. L’action passe essentiellement par les mots et tient place dans des endroits précis et identifiés : la Maison Blanche et la Chambre des Représentants. Cela aurait pu être d’un ennui extrême, surtout que tout le monde connait, dans l’absolu, la fin de cette histoire. Cela ne l’est pas. Le mérite en revient, notamment, à un très beau travail sur le rythme qui est constamment soutenu. Ne voulant jamais alourdir son propos, le réalisateur propose un aller-retour constant entre séquences politiques et vie familiale. Lincoln devient à la fois un personnage cérébral où la tactique, le lobbying, le travail sur la loi sont au cœur des enjeux mais également physique. Cette dernière dimension, autant dans sa présence que dans son absence, prouve que le héros veut protéger de manière concrète sa famille. Le personnel et le politique ne peuvent pas faire bon ménage, le personnage en est conscient. Pourtant, cela le travaille, cela le blesse, cela le meurtrit. Les multiples épisodes où chaque fils est convoqué sont symptomatiques et amènent réflexion et émotions sur les aléas d’une vie familiale. C’est bien ce que font ressentir Daniel Day-Lewis qui livre une superbe composition, tout en retenu et dénué de cabotinage, et Sally Field, incroyable de dignité, sur les méandres d’une connexion entre intimité et globalité. C’est une belle prouesse de la part du Steven Spielberg qui prouve une science indéniable de cinéma. Par ailleurs, la réalisation du cinéaste est à ce titre presque parfaite mais toujours maitrisé et pleine de sens. Les cadres sont constamment travaillés et le spectateur ne peut que sentir le poids d’une reconstitution soignée et d’un jeu sur les décors absolument éblouissants. Et malgré quelques mouvements de caméra qui sentent la flemmardise ou l’inutilité, chose inconnue pourtant chez le père Steven, le spectateur se rend compte des répercussions d’une fonction immense sur l’homme et ses proches.

Puis, petit à petit, le métrage va changer de personnalité. Nous ne sommes plus dans l’humain. C’est l’icône qui va prendre le relais. Malin, Spielberg tente de petites approches subtiles jusqu’au dénouement final. Un contre-jour qui iconise Lincoln qui n’est plus Abraham une répétition par lui-même ou par d’autres députés du terme « Histoire » ne sont que des outils utilisés par le cinéaste pour accéder à la personnification voulue. On pourrait croire que la mise en scène qui lorgne davantage vers l’humain ne rend pas justice à cette dimension. Il est vrai que le spectateur pourrait être habitué à des propositions formelles lyriques où les mouvements de caméra se révèlent majestueux, où la musique ultra symphonique ne laisse personne indifférente. Lincoln propose, en fait, une inversion de système. Jamais Steven Spielberg ne va sortir de son chemin. Cela peut choquer, paraître inapproprié mais cela fait, néanmoins, toujours et encore partie d’une cohérence globale. En effet, grâce à cette représentation, le cinéaste veut, et va, faire l’Histoire, celle par qui un homme va se transformer en figure tutélaire. Le métrage ne peut alors qu’être un livre d’histoire. Alors oui, cela peut paraître académique, didactique mais en devait être t-il autrement ? Tout se passe sous nos yeux et, en plus de la stricte réalisation, Spielberg use à bon escient du chapitrage et du carton de présentation. Ainsi, personne n’est perdue, le film se déroule comme un bon bouquin où chaque séquence tiendrait lieu de page. Le spectateur ne peut alors que se rendre compte de la puissance des actes de Président et de son poids dans l’Histoire américaine. C’est bel et bien tout le projet qui tire dans le même sens. Lincoln, en ce sens, est tout simplement beau tant il respire la maîtrise. Le contraire aurait étonné de la part de Steven Spielberg. Chose encore plus importante, le réalisateur ajoute une dimension paternelle à cette icône. Oui, c’est facile pour le cinéaste qui ne parle que cette thématique dans l’intégralité de sa filmographie. Cependant, elle prend, là aussi, tout son sens. Lincoln est, certes, une icône par ses actes et prises de position, il est aussi celui qui tient la main au moment où l’Amérique est en train d’évoluer. C’est le passage de l’adolescence à l’âge adulte, en quelque sorte, pour le pays. Il faut donc quelqu’un qui puisse guider. Bien évidemment, cela ne peut être que le père, celui qui a de l’expérience, du recul et des idées pour accompagner un enfant qui se transforme et qui devient autonome. Prête, enfin, à vivre sa propre existence, Lincoln peut se dire qu’il a fait du bon boulot d’éducation. L’iconisation est ainsi doublée. L’intégralité de cette problématique de personnification double sera mise en image de manière magistrale par un jeu sur l’ombre, le mouvement et le point de vue au cours d’une scène exemplaire. La séquence respire le cinéma à plein nez. Une telle conscience et réflexion entre un fond et une forme force le respect. Le métrage aurait dû se terminer à ce moment qu’il aurait été aux limites de la perfection.

Pourtant, tout n’est pas parfait dans cette célébration. Ce dernier mot se doit d’être lâcher tant la fin du métrage joue cette carte. En effet, Lincoln va finir par se faire croquer par son propres système. Qu’est devenu l’homme ? Où est passé l’icône ? Il est perdu. Elle a disparu. Il y a, à la place, autre chose qui chagrine et qui énerve. Spielberg est, il est vrai, sensible mais il a parfois tendance à en faire un peu trop. Ce film ne va pas déroger à cette règle à l’orée de la bonne quinzaine de minutes finales. Le cinéaste va, ici, commettre une grossière faute. L’homme, l’icône, donc, pour finir sur le martyr. Ce troisième statut n’est pas méritant. Plusieurs sensations en ressortent. La première se situe au niveau de la connaissance. L’enjeu est de terminer son cours d’Histoire jusqu’à la fin. Or, nous n’avons pas le début du-dit cours. Quitte à nous en apprendre, autant y aller jusqu’au bout. La leçon apparaît alors clairement bancale. De plus, on peut ressentir comme un malaise. C’est comme si le cinéaste se rendait compte que le spectateur ne connaissait pas la trajectoire finale du Président Lincoln. De là à nous prendre pour des écervelés, il n’y a qu’un pas qu’il ne faut pourtant pas franchir. Et si Steven Spielberg avait conscience du manque de considération historique du spectateur, en particulier américain ? Le débat est lancé. Parallèlement, on sent bien que le réalisateur veut clairement faire pleurer son auditoire en lui sortant l’artillerie lourde. Hélas, au final, cette démarche sentimentaliste ne joue pas pour un film qui se faisait auparavant sec. C’est le deuxième niveau du manque d’équilibre. Pourtant, on ne peut pas trop en vouloir à un réalisateur qui prouve, une fois de plus, son humanisme en enrobant cette nouvelle identité de Lincoln d’utopie idéologique et sociale qu’il clame à qui veut bien l’entendre. Les détracteurs n’y verront qu’une naïveté consternante ; les adorateurs auront une preuve quant à l’absence complète de cynisme de Spielberg qui rêve honnêtement d’un monde meilleur. Le réalisateur va, comme d’habitude, diviser. Et il va en profiter également pour actualiser son film en faisant des clins d’oeil à l’Histoire récente, en serrant la main à Barack Obama et à montrer son attachement au camp Démocrate. Spielberg se livre politiquement. La chose est rare pour ne pas être signalée. Elle est surtout révélatrice d’une foi inébranlable en la politique et d’une confiance envers l’actuel Président américain. Lincoln dépasse alors le cadre du simple biopic pour aller vers quelque chose de réellement personnel. Le métrage trouve alors son point de vue et, par voie de conséquence, sa conscience cinématographique. Devant une telle démarche, les défauts ne prennent plus trop d’importance. Steven Spielberg est un malin, il a réussi à amadouer son spectateur. Ici, c’est pour le meilleur.

Lincoln est un film qui joue sur les deux tableaux, entre passé et présent, tout en dépassant le cadre de son propre sujet. Le projet était plutôt casse-gueule mais Steven Spielberg s’en fiche. Il a suffisamment de maitrise et d’envie pour faire sien n’importe quel sujet. La marque des grands. Définitivement.