Députés et des potins : l'hémicycle en 68

Publié le 10 avril 2008 par Yulgrejes

En mai 68, Antoine de Tarlé est administrateur à l'Assemblée nationale. A 25 ans, il découvre le monde de la politique, au contact des députés. Malin, il consigne dans un journal, que nous publions ici en exclusivité, les rumeurs et les petites phrases qui hantent le Palais Bourbon pendant ce mois décisif...

Dans ce document précieux, jamais remanié ni publié en 40 ans, celui qui deviendra en 1982 directeur général de TF1 note les réactions des parlementaires aux événements de mai. Même s'il approuve les revendications étudiantes, Antoine de Tarlé ne participe pas aux manifestations, car le travail à l'Assemblée continue.

Au début des événements, l'incompréhension domine chez les élus. Personne ne semble véritablement mesurer la portée de ce qui se déroule à deux pas, dans le quartier latin. "Tout le monde était paumé", se souvient Antoine de Tarlé, aujourd'hui conseiller du PDG de Ouest France. Alors que le général de Gaulle disparaît à Baden-Baden, les représentants de la Nation s'interrogent sur l'avenir de la Vème République. Le nom de Pierre Mendès-France est sur toutes les lèvres pour assurer un intérim rassurant.

Peu à peu, les députés comprennent que les mouvements étudiants sont plus que de simples manifestations. La contestation s'amplifie, on dresse des barricades, les violences éclatent. Dans ce climat de révolte, certains élus gaullistes organisent la fameuse marche du 30 mai, pour soutenir De Gaulle. Le député Krieg explique dans un grand élan : "Nous préférons mourir sur les barricades plutôt que de nous laisser égorger comme les bourgeois de 1789."

Pour Antoine de Tarlé, le succès de la manifestation gaulliste signe la fin de mai 68 : "Le couperet est tombé le 30 mai." Le rassemblement autour du général se confirme un mois plus tard dans les urnes : la droite remporte 400 sièges et balaye la gauche, socialistes et communistes confondus. L' "Assemblée de la peur", qui se construit dans le rejet de mai 68, prend le pouvoir. Mai 68 rejoint les livres d'histoire.

Au-delà de la dimension historique, le journal d'Antoine de Tarlé est intéressant pour les anecdotes savoureuses qu'il comporte. Notamment quand elle touche la vie amoureuse de Daniel Cohn-Bendit...

En ce mois de mai, l'Assemblée nationale bruit d'une rumeur scandaleuse : Dany le Rouge entretiendrait une relation intime avec la fille du ministre de la Jeunesse, François Missoffe. Agée de 19 ans, celle-ci, prénommée Françoise, est alors étudiante en sociologie à la Sorbonne. Les barons du gaullisme n'en reviennent pas. Certains crient à la trahison et espèrent la démission du membre du gouvernement.

L'histoire ne serait qu'anecdotique si l'amoureuse présumée n'avait pas fait carrière dans la politique après mai 68. Aujourd'hui, Françoise Missoffe s'appelle... Françoise de Panafieu, candidate aux élections municipales à Paris en mars 2008. "Daniel Cohn-Bendit, en parfait gentleman, a toujours nié, reconnaît aujourd'hui Antoine de Tarlé, mais je pense que c'est vrai." Cohn-Bendit et Panafieu amoureux en 68, c'est peut-être ça, la vraie libération sexuelle ...

Autre anecdote savoureuse contenue dans le journal d'Antoine de Tarlé : la démission du député Capitant. Hostile à Georges Pompidou, ce gaulliste de gauche préfère se démettre de son mandat, plutôt que de voter la censure contre le Premier ministre, par fidélité au général. A la suite de cette décision, le suppléant de Capitant, un certain Jean Tibéri, fou de rage, "exhale ses plaintes dans les couloirs de l'Assemblée", sous les yeux d'Antoine de Tarlé...


Mic Gaure d'Imaur

Voici le document dans son intégralité, intitulé "Souvenirs de mai 68" :

Tout a commencé par des mouvements d’étudiants, sans en mesurer l’ampleur, j’y attachais tout de même une certaine importance car le malaise de l’Université française était bien connu et la nécessité des réformes était devenu évidente. Je me souviens d’en avoir parlé avec le député travailliste Henig, au colloque de Royaumont sur le Parlement qui eut lieu les 4 et 5 mai. Henig ne paraissait pas conscient de la force du mécontentement des étudiants français et cela m’avait frappé.

Il y a eu ensuite les manifestations, les bagarres du Quartier Latin, je n’y ai pas prêté tellement attention car j’étais très pris à l’Assemblée. Le débat sur les problèmes universitaires qui eut lieu au Palais Bourbon le 8 mai ne présenta pas beaucoup d’intérêt, on commençait à sentir le « déphasage » qui se manifesta tout au long de cette période entre le Parlement et le monde extérieur. Les raisons de ce « déphasage » sont nombreuses : attitude du gouvernement, inadaptation du Règlement qui est beaucoup trop formaliste, incompréhension d’un certain nombre de députés.

Le défilé du lundi 13 mai fut impressionnant, mais là encore, je n’y ai pris aucune part. A l’Assemblée, on parlait beaucoup de propositions de loi d’amnistie déposées par les groupes communiste et FGDS. Au cours de la semaine du 13 au 20 mai, la tension extérieure se traduisit au sein de la commission des lois par un durcissement des positions des différents groupes et une politisation des débats, politisation qui ne devait cesser de croître jusqu'à la fin du mois. Il y eut des échanges assez vifs entre Dreyfus Schmidt, député FGDS et Krieg et de Grailly députés UDVème. René Capitant - Président de la commission des lois pour sa part, était très monté contre Pompidou et Peyrefitte auquel il reprochait d’avoir autorisé la police à pénétrer dans la Sorbonne. Le brillant discours que fit Pompidou devant l’Assemblée le mardi 14, ne parvint pas à calmer les esprits « Je suis un Cohn Bendit à la puissance 10 » répétait volontiers Capitant.

L’événement majeur au cours de cette semaine a été l’occupation de la Sorbonne, bien que l’importance des premières occupations d’usine ne nous ait pas échappé. Je me suis rendu à la Sorbonne le 15 mai au soir, avec Hugues de Diesbach. L’atmosphère était chaleureux et bon enfant. Dans la cour décorée de drapeaux rouges et de portraits de Marx, Mao et Lénine, une foule étudiante se pressait et achetait aux divers étalages, des revues de gauche de toutes tendances : « la voix ouvrière », etc.. Nous n’avons pas pu entrer dans le grand amphithéâtre plein à craquer où, dans une demi-pénombre, des orateurs échangeaient des discours fumeux. Nous sommes allés à l’amphithéâtre Richelieu qui était comble également. Les orateurs se succédaient avec rapidité. Chacun parlait pendant 5 à 10 minutes et leurs interventions étaient claires et empreintes d’une grand lucidité. Ils manifestaient tous le souci de l’avenir de leur Révolution et la crainte d’être récupérés par les partis politiques ou trompés par les professeurs. Quelques jeunes ouvriers ont essayé de parler mais ils se sont fait plutôt huer. Nous sommes ensuite montés dans les étages où une organisation estudiantine commençait à se mettre sur pied : service de presse, commissions d’études, etc.

A la sortie, nous avons rencontré Jacques Vistel, il nous a dit qu’il venait de voir à la Sorbonne, Jean Marie Domenach qui était enthousiasmé par cette révolution et Léo Hamon. Ce dernier lui a confirmé que de Gaulle était à l’origine de l’attitude dure adoptée à l’égard des étudiants par le gouvernement. Il voulait même envoyer la troupe dans le Quartier latin, dans la nuit de vendredi à samedi. Joxe et Peyrefitte, partisans de la conciliation, ont été dépassés par les événements. Seul Pompidou a réussi à fléchir le Général en menaçant de démissionner. Le Premier Ministre paraît alors au sommet de sa puissance. Pour beaucoup, il est le vrai patron, de Gaulle semble indécis et mal informé, dans son palais de l’Elysée.

De nombreux parlementaires sont allés à la Sorbonne : Joël Le Theule, Pierre Bas, Mme de la Chevrolière ; ils en sont revenus perplexes. Le jeudi 16, avant la réunion de la commission des lois, Dreyfus Schmidt me raconte qu’il y est allé lui aussi avec Roland Dumas et Dayan, il a même pris la parole dans l’un des amphis. Quand il a dit qu’il était député, on lui a fait des reproches

« Pourquoi ne défendez-vous pas nos revendications ? »

« Pourquoi n’êtes vous jamais venu me voir pour me les faire connaître ? »

C’est un dialogue de sourds.

Le vendredi 17, Capitant nous annonce qu’il votera la censure. Son raisonnement est le suivant : le gouvernement Pompidou est affaibli et discrédité, le général de Gaulle ne peut plus s’en servir pour réaliser des réformes nécessaires. Il faut qu’un certain nombre d’UDVème votent la censure avec l’opposition pour renverser le gouvernement et permettre au Président de constituer une nouvelle équipe. Ce point de vue paraît raisonnable à de nombreux parlementaires de la majorité, Pompidou est prêt, dit-on à se laisser battre. La reprise en main intervient dès samedi soir, quand le Général revient de Roumanie. L’Elysée téléphone à Capitant et à d’autres pour leur annoncer que la censure ne doit pas être adoptée. De Gaulle ne veut pas se séparer de son Premier Ministre qu’il rend responsable de tout mais à qui il veut faire assumer les responsabilités de la remise en ordre, comme à Debré en 1961 - 1962.

C’est le samedi 18 mai que j’ai vraiment pris conscience de l’exceptionnelle gravité des événements. La grève générale s’étend partout et paralyse l’ensemble du pays, tandis que la révolte étudiante s’étend à toutes les universités françaises. Il me paraît évident que la France traverse la crise la plus grave qu’elle ait connut depuis 1945. Tous ne partagent pas encore ce point de vue. Je téléphone le dimanche 19 à Vistel qui est optimiste : on négociera avec les syndicats, tout sera terminé dans 3 ou 4 jours.

Le lundi 20, la fièvre règne à l’Assemblée, de nombreux députés de province sont restés à Paris pendant le week-end et errent dans les couloirs. Je vois Mendès France discuter longuement dans la cour du Palais avec Waldeck Rochet et Roland Leroy. Je parle avec Ducoloré et Baillot, deux députés communistes de la région parisienne : « Les grévistes n’ont pas encore d’objectifs politiques, c’est en arrière plan, mais il est probable que dans les jours qui viennent, la grève va se politiser ». Ils me racontent aussi qu’autour des centres de tri postal, la police fraternise avec les grévistes, c’est un mauvais signe pour le régime, comme le fait que la police municipale soit pratiquement en grève depuis quelques jours. On est obligé de faire venir les C.R.S. de province.

Capitant (qui s’était fait inscrire sur la liste des orateurs pour la discussion sur la motion de censure) est pris dans un cruel dilemme : ou bien voter la censure, comme il l’a annoncé publiquement samedi et désobéir au Général qui lui a fait téléphoner pour lui demander de soutenir le gouvernement, ou bien s’abstenir, au risque de se ridiculiser devant l’opinion publique. Le Président de la commission des lois ne peut pas se résoudre à manquer de fidélité à de Gaulle auquel il voue un attachement mystique, bien qu’il ne comprenne pas son attitude actuelle ; il ne lui reste plus qu’à démissionner. Il rédige une lettre manuscrite à l’intention de Chaban Delmas qui ne la rendra publique que quelques heures plus tard. Jean Tibéri, le suppléant de Capitant, qui est fou furieux de sa décision, exhale ses plaintes dans les couloirs de l’Assemblée.

Le débat sur la motion de censure des mardi 21 et mercredi 22 mai est décevant à bien des égards. Alors que la France est entièrement paralysée et que les séances sont intégralement télévisées, les discours sont d’un niveau inégal et vont rarement au fond des choses. Les interventions des chefs communistes et fédérés sont médiocres, les réponses de Pompidou , qui visiblement est à bout de nerfs sont décevantes. Deux interventions raniment l’intérêt, celle, d’une haute tenue, de Pisani qui annonce, à la surprise générale, qu’il votera la censure et celle de Giscard d’Estaing, prophétique, brillante mais décevante malgré tout puisqu’il maintient son soutient au gouvernement. A vrai dire, on sait, dès le mercredi matin que la censure ne sera pas votée, des PDM comme Pléven, qu’on voit beaucoup et qui semble caresser de nouvelles ambitions, refusent de renverser Pompidou. Deux sentiments semblent néanmoins dominer dans la foule d’attachés de cabinet, de journalistes, d’éminences grises et de curieux qui se pressent dans les salles du Palais Bourbon ; celui que le rejet de la censure ne résoudra rien et l’impression que Mendès France est l’homme de la situation. Sollicité par certains centristes, appuyé par de nombreux groupes de la gauche nouvelle issue du mouvement étudiant, bénéficiant du soutien tacite du patronat, il est l’homme qui rassure et qui rassemble, déjà, certains commencent à ébaucher, autour de son nom des solutions de remplacement.

Le 22 mai au soir, la commission des lois examine le rapport de Dreyfus Schmidt, député FGDS élu rapporteur par un vote de surprise, sur le projet de loi d’amnistie. La séance est assez houleuse, l’opposition fait preuve de dynamisme, elle sent qu’elle a le vent en poupe mais son attitude diffère cependant selon les groupes ; les membres de la Fédération sont agressifs, les communistes font preuve d’un calme olympien.

Dès le 23, il me semble évident que les jours du gouvernement sont comptés et qu’il n’a remporté qu’un victoire à la Pyrrhus à l’Assemblée Nationale. Plusieurs Ministres sont déconsidérés. Huges de Diesbach m’apprend que la fille de Missoffe - le Ministre de la Jeunesse - fréquentait assidûment Cohn Bendit dont certains disent qu’il est un ancien indicateur de police. Joxe, Fouchet, Peyrefitte ont également perdu toute autorité. On a l’impression que la machine administrative s’enraye. On voit même les élèves de l’Ecole Nationale d’Administration se répartir en commission et préparer un vaste programme de réformes de leur école. Vistel me dit que le gouvernement n’est pas fâché de voir s’écrouler certaines féodalité aux Beaux Arts et en Médecine ; pour le reste, il laisse faire car il est impuissant.

Le vendredi 24, j’écoute l’allocution du Général, elle me déçoit beaucoup ; le Président semble vieilli, très fatigué, il évoque la nécessité de réformes sans expliquer pourquoi il n’a rien fait depuis dix ans. Cela dit, je reste prudent dans mon appréciation, car je ne sais pas ce qu’en a pensé la province.

Les samedi 25 et dimanche 26 se passent dans une sorte de torpeur : il n’y a plus de transports, plus d’essence, plus de courrier, les marchands de journaux sont en grève, le téléphone interurbain ne fonctionne plus, on vit enfermé dans son quartier ; dans la rue, des meetings spontanés s’organisent, des gens qui ne se connaissent pas s’adressent la parole et discutent pendant des heures des problèmes des ouvriers et étudiants ; les lycées constituent en particulier des pôles d’attraction : autour du lycée Jules Ferry, place Clichy, des groupes stationnent à longueur de journée. Je passe à l’Assemblée le samedi matin, le nom de Mendès France est sur toutes les lèvres.

Le lundi 27 marque une nouvelle étape dans la dégradation du pouvoir, les députés rentrent de province après avoir pris le pouls de leur circonscription ; ils racontent que l’impression produite par le discours du Général a été désastreux. Je vois Zimmermann député de Mulhouse qui commence par pester contre Missoffe, Ministre de la Jeunesse, « Il aurait dû démissionner depuis un mois, avec cette histoire de Cohn Bendit ». Il me dit aussi, ce que je crois volontiers, que l’affaire des ordonnances a profondément mécontenté les ouvriers et les syndicats. On s’en aperçoit en voyant l’accueil réservé aux accords de Grenelle. Tout le monde semblait satisfait, lundi matin, à la sortie du Ministère des Affaires Sociales, Pompidou et les dirigeants patronaux étaient ravis paraît-t-il des concessions très larges qu’ils avaient consenties mais les grévistes n’en ont pas jugé ainsi et la paralysie de la France continue.

Le mardi 28, l’Assemblée regorge de monde, c’est la cohue des grandes périodes de crise. Les communistes sont souriants et décontractés, les UDVème font triste mine, l’air lugubre, ils bavardent tristement dans les coins, aucun, me semble-t-il, ne cherche à abandonner le vaisseau gaulliste, ils sont tellement compromis avec le régime que personne n’en voudrait ailleurs. Je croise, Josselin de Rohan, attaché parlementaire de Joxe : « Alors, vous n’avez plus de Ministre ? - Vous voulez dire que nous n’avons plus de Gouvernement » . Il est vrai que l’administration est en dissidence complète ; les hauts fonctionnaires commencent à jouer la carte du changement de régime. On dit qu’au Ministère de l’Equipement, les ingénieurs des Ponts et les administrateurs civils réclament une refonte complète de la politique d’urbanisme ; au Ministère des Finances, les administrateurs civils protestent contre les prérogatives des inspecteurs des Finances. A l’ORTF, tout le monde est en grève, même Léon Zitrone ! Je téléphone à Pierre Avril, il fait une violente critique du régime auquel il reproche son refus de dialogue, il craint que le prochain gouvernement ne doive s’établir par un processus situé en marge de la légalité. A midi, je déjeune au restaurant de l’Assemblée à côté de quatre Giscardiens dont le suppléant de Boulin et celui de Guéna . Ils sont très pessimistes : l’accueil réservé par la population au projet de référendum est très mauvais ; le suppléant de Boulin ajoute même qu’à son avis le référendum n’aura pas lieu ; ils préconisent le départ de de Gaulle, trop vieux, dépassé par les événements et la constitution d’une sorte de front national allant des giscardiens aux éléments modérés de la Fédération et qui seul pourra rendre confiance au Pays.

Deux choses me paraissent se confirmer dans la journée de mardi : la montée de Mendès France, bien que celui-ci se soit disputé avec Mitterrand, lors de leur rencontre chez Dayan et qu’il fasse l’objet de l’hostilité des communistes et la politisation des grèves ; la CGT, très prudente jusque là, semble vouloir profiter de l’occasion et renverser le gouvernement. La conférence de presse de Mitterrand reçoit un accueil mitigé ; il ne fait pas de doute que les événements l’ont considérablement démonétisé et qu’il n’est pas populaire, mais beaucoup sont soulagés de voir la Fédération rompre enfin le silence et prendre position ; on est aussi frappé par l’allusion qu’il a faite à Mendès France qui pourrait diriger un gouvernement de transition. Le mardi soir, on compte beaucoup de mendésistes dans les milieux politiques, patronaux et dans la haute administration. L’hypothèse d’une entrée des centristes au gouvernement, fréquemment évoquée au cours de la semaine précédente, est définitivement écartée.

Le mercredi 29 mai marque une sorte de paroxysme. La commission des lois se réunit à 10 heures. Avant la réunion, j’entend un dialogue entre Tomasini et Foyer : « Ce Pisani s’est comporté comme un voyou - Je n’ai jamais douté qu’il en était un » l’anecdote prend tout son sel si l’on se souvient que Foyer a été longtemps le collègue de Pisani au gouvernement et qu’il est député comme lui du Maine et Loire. Les UDVème sont décomposés, ils croient à la révolution, à la chute du régime. « En 1917, la commission des lois de la Douma russe a siégé jusqu’au dernier moment » affirme de Grailly. Au cours de la réunion se produit un autre incident, très significatif « Il faut absolument que la commission des lois désigne un nouveau président en remplacement de Capitant car elle peut avoir à se saisir de textes très importants, déclare le questeur Neuwirth - je ne vois pas à quoi vous faites allusion, précisez votre pensée réplique Pléven - Eh bien, le 29 mai 1958, la commission des lois de l’Assemblée a examiné un projet de réforme constitutionnelle - Vous faites donc un rapprochement entre les deux situations » observe Pleven au milieu des rires.

On apprend la disparition de de Gaulle en fin de matinée. Un des officiers détachés auprès de la commission de la Défense Nationale pense qu’il est allé à Mulhouse voir son gendre, le général de Boissieu. Le député Krieg soutenu par Alain Terrenoire déclare dans la salle des quatre colonnes qu’il organise une manifestation gaulliste pour demain après-midi « Nous préférons mourir sur les barricades plutôt que de nous laisser égorger comme les bourgeois de 1789 ». Sur le moment, l’impression prévaut que la manifestation sera un fiasco et qu’elle ne rassemblera pas plus de 25.000 personnes qui seront perdues sur l’immense place de la Concorde. Krieg nous a dit ensuite que son initiative avait reçu un accueil assez frais à Matignon car il avait mis le Premier Ministre devant le fait accompli ; cependant, une fois que les premières convocations  eurent été envoyées, l’énorme machine gaulliste se mit en marche et commença à battre le rappel de tous les militants.

A la fin de l’après-midi, l’incertitude restait grande. J’estimais qu’il y avait une chance sur deux pour que de Gaulle s’en aille. Les députés UDVème semblaient très mal informés et on ne pouvait obtenir d’eux aucun renseignement sérieux. On annonçait une déclaration de Pompidou devant l’Assemblée pour le lendemain à 17 h.30 mais personne n’avait la moindre idée de ce qu’il allait annoncer.

Le jeudi 30 au matin, quand je suis arrivé au Palais Bourbon, j’ai tout de suite senti le changement de climat. De source bien informée, on savait que de Gaulle avait décidé de rester et que l’Assemblée allait être dissoute (1). Les membres de la majorité étaient rayonnants, ils avaient recouvré toute leur confiance ; leur univers, un instant menacé d’éclatement était sauvé. Tout allait s’arranger.

A 15 h.30, tout le monde s’est regroupé autour des transistors pour écouter l’allocution du Chef de l’Etat. Il faut mentionner ici l’importance de ces petits postes de radio que chacun emmenait avec soi et grâce auxquels on pouvait rester au courant d’heure en heure d’une actualité que les journaux s’essouflaient vainement à suivre.

  1. c’est aussi ce matin-là que j’ai appris par Le Theule qui le savait de Messmer que de Gaulle était allé la veille à Baden Baden demander à Massu et à divers généraux si l’armée serait prête à veiller au fonctionnement régulier d’élections générales.

Le discours de de Gaulle ne m’a pas surpris quant au fond, mais son ton m’a paru excessivement dur. Les attaques proférées, en dépit de toute vraisemblance, contre la subversion communiste, les références aux comités d’action civique et aux commissaires de la République, m’ont semblé peu compatible avec la sérénité d’un Chef d’Etat. Après le discours, j’ai rencontré dans le bureau de Le Theule, Nicolas Wahl - professeur de Sciences Politiques à Princeton - qui avait été moins touché que moi par cette dureté. Je suis allé dans les salles attenantes à la salle de séance qui étaient pleines de députés discutant avec ardeur. J’ai tout de suite observé que les communistes que je connaissais : Ducoloné, Baillot, Andrieux, faisaient preuve de beaucoup de calme et d’assurance : « De toute façon, il ne pourra pas envoyer des CRS travailler dans les usines à la place des ouvriers. Les comités d’action civique ? On verra bien. Les élections ? on est prêts ». Au milieu d’un petit groupe, Mendès France ne tenait pas un discours très différent ; il rappelait que Mitterrand réclamait une dissolution depuis plusieurs jours. Les UDVème qui tenaient tous leur écharpe tricolore à la main en prévision de la manifestation gaulliste, nageaient dans l’euphorie : « Vous verrez, me dit l’un d’eux, il y aura un raz de marée gaulliste, nous tenons la victoire ».

La séance fut brève. Jacques Chaban Delmas donna lecture de la lettre annonçant la dissolution. Alors que les députés gaullistes sortaient de l’hémicycle, les opposants poussèrent quelques cris « le fascisme ne passera pas » puis chantèrent debout la Marseillaise. Le Palais Bourbon se vida peu à peu de ses occupants habituels. Il était clair que le discours du Général et l’annonce de la dissolution avaient été bien accueillis par la classe politique, y compris les communistes, ce qui laissait à penser que l’ensemble du pays les accueillerait bien aussi. Il ne nous restait plus qu’à grimper sur les toits de l’Assemblée Nationale pour voir le panorama qu’offrait la manifestation gaulliste de la place de la Concorde : une marée humaine parsemée de drapeaux tricolores et scintillant sous le gai soleil de printemps. Un véritable tableau impressionniste.

Le 31, dernier jour de ce mois de mai au cours duquel les événements se sont déroulés comme une folle sarabande est marqué par la même impression de détente. On attend sans impatience l’annonce du remaniement ministériel qui est désormais possible puisque l’Assemblée est dissoute et le Président n’a plus à craindre d’affaiblir sa majorité en prenant des Ministres parmi les députés. On note l’accueil fait aux Gaullistes de gauche et la promotion dont bénéficient trois présidents de commission de la défunte Assemblée. Les pronostics relatifs aux élections convergent dans le même sens : progression de l’ U.N.R, des communistes et dans une moindre mesure, des centristes. Reflux des giscardiens de la FGDS. Une chose est certaine : les événements de mai ont nettement accusé l’aspect conservateur de la majorité actuelle. « Pas d’ennemi à droite »., telle semble être la devise des gaullistes nouveau style. Ils ont eu peur à cause de la gauche et cela, ils ne le pardonnent pas. Des règlements de compte sévères se préparent, pour après les élections. Pour le reste, on peut évoquer en conclusion le mot d’un député giscardien entendu au début du mois de Juin 1968 « S’il y a 300 députés UDR à l’Assemblée, tout recommencera dans six mois ».

Antoine de Tarlé