Enfants d'Europe

Publié le 10 avril 2008 par Boisset
Au début du siècle dernier, les familles vivaient à trois générations sous le même toit. La deuxième moitié du siècle dernier a connu la fracture de cette forme extensive de soutien familiale. On a mis les vieux dans des maisons de retraite. Les enfants sont partis travailler loin de leurs parents par nécessité économique. A la fin du siècle dernier  nous avons assisté à la rupture de la cellule parentale pour une forme momoparentale reconstituée, couple avec enfants de précedents mariages. Aujourd'hui l'europe ne conduit plus ses enfants à la création familiale. Elle n'a plus les moyens d'offrir ce à quoi elle prétendait: études+travail.

Fils a mamma LE MONDE | 05.04.08 | 

La via Manzoni, à Naples, a le don d'attirer les clins d'oeil goguenards. Elle a même un petit nom : "Il parco dell'amore" (le parc de l'amour). Nuit et jour, sur cette large route qui longe la corniche, deux rangées d'innombrables voitures stationnent entre les pins, de chaque côté de la chaussée. Les vitres sont occultées par du papier journal. Des vendeurs à la sauvette proposent pour quelques dizaines de centimes des journaux périmés à ceux qui auraient oublié d'emporter ces instruments indispensables à l'intimité. Car sur la via Manzoni ne se garent que les amoureux en mal de nid. Et notamment les moins argentés des "bamboccioni", ces bébés attardés qui, à 30, 40 ans ou plus, vivent encore chez leurs parents. De " bamboccione" : "gros poupon", "gros bébé", "gros nigaud". En France, on les connaît sous le nom de "Tanguy" depuis le film d'Etienne Chatiliez (2001), où un jeune homme prénommé Tanguy, fin lettré, fils unique de parents aisés aux goûts bobos et tout à fait exaspérant, préfère le confort du domicile parental aux inconvénients pratiques de la vie adulte.

En Italie comme en Espagne, où l'attachement traditionnel à la famille se double d'une conjoncture économique difficile, ces enfants "attardés" relèvent désormais du phénomène de société. "Vous voulez dire : un fléau !", précise d'un air amusé la démographe Rossella Palomba, de l'Institut italien de recherche sur la population (IRPPS). Le sentiment de ras-le-bol envers ces bamboccioni envahissants est devenu une affaire d'Etat. En octobre 2007, le ministre de l'économie, Tommaso Padoa-Schioppa, a osé les évoquer avec un dédain officiel. C'était à propos d'un projet de dégrèvement fiscal en faveur des jeunes locataires d'un appartement : une mesure destinée à ces trentenaires qui "restent avec leurs parents, ne se marient pas et ne deviennent pas autonomes". "Mettons les bamboccioni à la porte !", a déclaré le ministre devant le Parlement. Mamma mia ! La phrase a déclenché la tempête. Depuis longtemps, les Italiens avaient pris l'habitude de rire de leurs "mammoni" (fils à maman), purs produits d'une société dominée par l'autorité de la mamma. Ils avaient, pour les incarner, un acteur comique fétiche, Alberto Sordi. Et sa célèbre réplique dans I Vitelloni, de Federico Fellini : "A'ma, ne pleure pas, je ne t'abandonnerai jamais !" Et voilà qu'un ministre prenait soudain de haut ces bamboccioni, au diminutif péjoratif. Sur les plateaux de télévision, à la "une" des journaux, chacun y est allé de son opinion. Pour accuser ces adultes immatures ou au contraire les disculper : haro sur les parents ou sur un Etat en crise, où les enfants n'ont plus les moyens économiques de s'émanciper ! Fabrizio Sinopoli, 33 ans et habitant par nécessité chez ses parents, s'est déchaîné sur son blog en indignations diverses. Des publicitaires ont flairé l'air du temps : les murs de Rome sont couverts d'affiches géantes où pose un trentenaire, nonchalamment affalé sur un canapé Confalone.

Dans leur appartement moderne avec balcon et vue spectaculaire sur la baie de Naples, les Demarco commentent le phénomène d'un air concerné. Il y a Marco, le père. Ornella, la mère. Et Daniele, le fils, 29 ans. Une famille de la classe moyenne supérieure. Marco dirige le quotidien régional Corriere del Mezzogiorno, Ornella travaille dans l'administration de l'université. Plus de 10 000 euros mensuels à eux deux. Et Daniele ne s'en va pas. Il préfère "assumer d'être chez ses parents plutôt que de se faire payer par eux un studio, ce serait immature". Bénéficiaire d'une bourse d'études en philosophie (800 euros par mois), il termine son doctorat, prépare un mastère de journalisme, accumule les diplômes avec l'espoir d'un bon emploi... qui ne vient pas. "Presque tous mes amis habitent chez leurs parents, constate-t-il très calmement. En attendant de trouver un vrai emploi, on ne peut pas faire autrement." Marco et Ornella s'inquiètent. Ex-soixante-huitards, comme une bonne part des parents de bamboccioni, ils culpabilisent. "Nous avons été victimes de l'autoritarisme "à l'ancienne" de nos parents, analyse Ornella. Nous sommes maintenant victimes de l'autoritarisme de nos enfants qui attendent tout de nous." "Dans les années 1970, enchaîne Marco, être un bamboccione aurait été perçu comme petit-bourgeois, pas aventurier, pas révolutionnaire, pas révolté. Les bamboccioni d'aujourd'hui ne sont ni de gauche ni de droite : la rébellion contre la famille est finie. Pourquoi partiraient-ils, alors qu'ils ont tout chez leurs parents : les courses, le ménage, la petite amie, l'argent de poche pour les loisirs ?" Daniele s'impatiente poliment, attend son tour. "J'essaie d'expliquer à mon père qu'à 18 ans il était déjà dans une structure de travail. Moi, pour travailler, je dois avoir 30 ans et des diplômes." Marco : "C'est aussi que tu gardes l'exigence de train de vie élevé que t'a donné ton milieu. Ça ne te traverse pas l'esprit de vivre moins bien. Plus tu étudies, moins tu acceptes des petits métiers provisoires. Dans le monde moderne, globalisé, la force protectrice de la tradition familiale devient un handicap." Daniele soupire affectueusement.

Marisa et Angelo n'ont pas les mêmes problèmes. Elle a 42 ans, et lui, "plus de 35", comme il dit, soudain gêné. Elle est institutrice, il réalise des films qu'il peine à vendre. Ils sont en couple depuis six ans mais vivent séparément, faute de moyens, chacun chez ses parents retraités. Le père d'Angelo était ouvrier dans une usine de tissus, celui de Marisa agent hospitalier, les mères ne travaillaient pas. Marisa et Angelo connaissent bien la via Manzoni et la voiture aux vitres occultées par le papier journal. Là où ils habitent, en banlieue de Pompéi, il y a une rue équivalente. "On peut à peine l'atteindre, tant c'est l'embouteillage", note tristement Marisa. Elle rêve de se marier avec Angelo et de quitter la maison familiale. Mais Angelo ne gagne pas sa vie et elle, avec ses 1 100 euros par mois, passe son temps à compter. Angelo l'a présentée à ses parents, elle aux siens. "Dans la culture de mes parents, ce n'est pas pensable qu'il dorme chez moi ni le contraire." Parfois, ils s'évadent le week-end.

Les bamboccioni sont partout. Dans tous les milieux. Dans les villes et dans les villages. Dans le Mezzogiorno défavorisé comme dans les riches provinces du nord. La démographe Rossella Palomba avait commencé par s'étonner de ce constat statistique : en 1987, 46,8 % des Italiens âgés de 20 à 34 ans vivaient chez leurs parents. En 1995, ils étaient 52,3 %. Ils sont 69,7 % aujourd'hui. "Une croissance phénoménale", note-t-elle. En 1999, au bout d'une année d'enquête auprès de 1 000 parents et 4 500 enfants de 24 à 34 ans, elle a rédigé un rapport. L'explication la plus évidente est économique. Selon l'Institut italien des statistiques (Istat), deux tiers des actifs de moins de 30 ans vivant chez leurs parents gagnent moins de 1 000 euros par mois. Les bamboccioni sont d'abord les victimes du "déclin" italien, de la précarité de l'emploi et du coût des loyers. Plus que jamais, la famille est un amortisseur social. Mais la nouveauté du phénomène est d'apparaître dans les milieux aisés. Selon Rossella Palomba, la montée en puissance des "gros bébés" a bizarrement peu à voir avec la crise économique. Sur les 4 500 enfants de son enquête, 80 % ont un emploi à durée déterminée et correctement rémunéré. Mais ils considèrent leurs revenus comme insuffisants : "Leurs exigences sont liées au niveau de vie des parents, note-t-elle. Ils ne supportent pas de revoir leur mode de vie à la baisse." S'ajoute une tradition bien italienne : "La seule vraie raison de quitter le domicile des parents est de se marier. Or l'âge moyen du mariage a considérablement reculé en Italie : de 28 ans à la fin des années 1990, il est de 30 ans aujourd'hui. Un cercle vicieux : plus ils restent chez la mamma, plus tard ils se marient. Et plus ils restent."

Renata Giordano languit ainsi, dans l'un de ces appartements de la grande bourgeoisie napolitaine à la splendeur déchue, où jaunissent les murs garnis de tableaux de maîtres. A 36 ans, elle habite chez sa vieille mère en fauteuil roulant. Du vivant de son père, elle était déjà une bambocciona à plein temps, étudiante à perpétuité, nourrie et logée par sa riche famille. Le système universitaire italien n'aide pas les bamboccioni à s'émanciper. Les diplômes ne s'obtiennent pas en un nombre d'années limitées, mais à coups d'une trentaine d'examens, que l'on peut accumuler sans limite de temps ni d'âge. Il en manque deux à Renata pour obtenir sa maîtrise de biologie moléculaire. Soudain, il y a quatre ans, Renata s'est réveillée. L'overdose de ses parents à domicile. Elle s'est mise à travailler dur, à accumuler les examens. Mais trop tard. Sa mère handicapée use de toutes les ruses affectives pour ne plus la laisser partir. Elle ne sait pas comment gagner 3 000 euros pour vivre "à peu près comme j'ai l'habitude" et se payer le loyer d'un 50 m2 (800 euros). "Je suis prisonnière, dit Renata, d'une voix faussement joyeuse. La prison, c'est cette foutue mentalité italienne. Surtout ici, à Naples, dans le Mezzogiorno. Les parents s'arrangent pour te garder à la maison. Tu ne sais même plus comment, tu te retrouves là, chez eux, à 36 ans."

Marion Van Renterghem, Naples, envoyée spéciale