Le passage 3

Par Emia

3. Une route se déroulait indéfiniment ; il pleuvait. J’y marchais en compagnie d’amies âgées d’une quinzaine d’années. Excepté un T-shirt blanc détrempé qui nous collait à la peau, nous étions nues. Je me suis souvenue des initiales du nom de l’une des filles: VC.

Je me suis réveillée dans ma chambre d’hôtel. La soufflerie de la climatisation agitait le voilage grisâtre qui pendait devant l’unique fenêtre. Je me suis levée, j’ai couru sur le dallage de pierre fraîche, tiré le rideau : une lumière très blanche, solaire, m’a aveuglée. Progressivement j’ai pu distinguer un mur, une route, des façades.

J’ai ouvert la fenêtre : un souffle chaud et moite m’a enveloppée. En bas, une cour cernée par un mur recouvert d’un feuillage touffu. J’ai tendu l’oreille : d’abord je n’ai perçu qu’un épais silence (j’avais éteint la climatisation), puis une rumeur affluant par vagues molles, des moteurs, des klaxons, de la musique. A  droite s’élevait un mur aux fenêtres sombres ; sur la porte, le mot restrant était peint en lettres rouges et orientalisantes. Plus loin, d’autres signes et d’autres ombres, d’autres taches composaient un décor inachevé pour mes pensées confuses.

Voici Kalamares me suis-je dit, tout en sachant que ce n’était pas tout à fait ça. K comme kimographe*, pensais-je, Kabbale, Kaléidoscope, Kamikaze, Karbau, Khan, Kaputnik…

J’ai refermé la fenêtre et je suis allée aux toilettes. Après avoir uriné (ma vessie – quoique toujours contractée – me faisait moins souffrir), j’ai pris une douche. Sous l’eau  tiède j’ai fait  mousser un savon parfumé à la rose de Phéacie. Une eau jaunâtre ruisselait sur mes cheveux, mon visage, mon dos, entre mes jambes : des germes nouveaux, auxquels mon corps n’était pas encore accoutumé, commençaient probablement à cet instant leur travail de sape, colonisant les moindres replis, ouvertures et opercules de mon enveloppe charnelle rougie, plissée, squameuse, poilue, incertaine. Je me suis séchée et habillée. La tête me tournait.

Un peu plus tard j’ai quitté ma chambre. L’ascenseur arrivait dans un bruit de ferraille. La porte s’est ouverte sur un salariman* vêtu d’une livrée ocre à boutons cuivrés.

-   Hello !  m’a-t-il lancé.

Je lui ai demandé où se prenait le petit-déjeuner ; un café, ai-je précisé.

-  I show U, a-t-il répondu, suivez-moi.

Nous sommes descendus, bringuebalants.

- Hiir, a dit le salariman. Des tables étaient disposées sous une rangée de fenêtres donnant sur la cour.

Après avoir pris place, j’ai commandé un jus de fruits, un porridge et un italian cofii. J’ai ouvert une fenêtre et je me suis penchée : en bas dans la ruelle, des garçons vêtus de chemises et de pantalons noirs s’affairaient autour d’une moto. Quelque part, une radio égrenait une musique stridente. L’un des garçons enfourcha la machine ronronnante. Une femme en jin* portant un pot en fer blanc sortit de l’immeuble d’en face. Une autre femme s’approcha ; elles échangèrent quelques mots, syllabes aux voyelles très ouvertes, rythmées par des L volatiles et des chuintements mouillés.

Je me suis assise, j’ai avalé une gorgée de café, une cuillerée de porridge chaud et grumeleux,  copieusement nappé de sucre et de lait condensé.


* C. Doyle dans ses Histoires Extraodinaires décrit le kimographe comme « une sorte d’entonnoir en matière plastique noire, cerclé d’un rond de cuivre, complété d’un clavier, d’un écran, etc. en fonction des besoins de l’utilisateur. ». C’est également un kimographe qui fournit le récit du roman d’aventures de James De Mille, Un étrange manuscrit trouvé dans un cylindre de cuivre: « J’ai écrit ceci et l’ai donné à la mer, dans l’espoir que les courants océaniques le portent jusqu’à l’homme civilisé. Ô ami inconnu ! Qui que tu sois. Je te supplie de faire connaître ce message d’une manière ou d’une autre (…) »

* Salariman : Nom donné en Phéacie à tout employé d’origine Kaputnik.

* Jin ou jiin : écharpe traditionnelle phéacienne en coton, à usage multiple.


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