« Au-delà des droits de l’homme », par Alain de Benoist

Publié le 20 février 2013 par Tchekfou @Vivien_hoch

Une critique d’Au-delà des droits de l’homme d’Alain de Benoist chez notre partenaire Le Rouge et le Noir

Peut-on se hasarder à critiquer l’idéologie des droits de l’homme sans être suspecté de connivence avec quelque fascisme plus ou moins clairement identifié ? Que la réponse aille de moins en moins de soi n’a pas empêché Alain de Benoist de soumettre les droits de l’homme à la question dans un livre au titre quelque peu provocateur : Au-delà des droits de l’homme [1] . Mettant à profit sa vaste culture, il conteste le présupposé selon lequel le discours des droits de l’homme serait le meilleur moyen de remédier au despotisme : « La question des libertés ne saurait se résoudre en termes de droit ou de morale. Elle est avant tout une question politique. Elle doit être résolue politiquement. »(p.14)


Après avoir retracé la généalogie des droits de l’homme, il adresse à l’idéologie des droits de l’homme trois grands reproches.

Le premier est que cette idéologie est dépourvue de fondement. Il remarque à titre de symptôme que l’enquête ayant précédé la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, et dont l’objet était d’interroger quelque 150 intellectuels de tous les pays, s’est soldée par un échec et qu’aucun soubassement philosophique n’a pu être déterminé. C’est que, pour Benoist, aucun fondement n’est vraiment convaincant. La nature humaine ? Mais celle-ci, pour peu qu’elle soit normative, ne peut conseiller que la survie du plus fort, et par tous les moyens. La biologie ne nous enseigne-t-elle pas que la « nature » est fort peu égalitaire ? La dignité humaine ? Quelque sens qu’on lui donne, rétorque l’auteur, elle ne peut constituer un attribut de tout homme, indépendamment de ses actions : si tout le monde est digne personne ne l’est. On pourrait répondre qu’en plus de la dignité fondée sur le mérite (dignité opérative) dont parle ici Benoist, il existe une autre modalité de la dignité humaine, à savoir la dignité ontologique, qui impose le respect de tout homme en tant qu’il est homme. [2] L’appartenance à l’espèce humaine ? L’ennui est que, une fois l’appartenance à celle-ci définie par un ensemble de capacités ou de caractéristiques, il est peu probable que tous soient également pourvus de ces qualités. Se pose alors « le problème du statut des enfants en bas-âge, des vieillards séniles et des handicapés profonds »(p.54), problème qui demeure si l’on retient la raison comme fondement théorique au discours des droits de l’homme.

Le second reproche qu’Alain de Benoist adresse à cette philosophie est son universalité. Celle-ci ne risque-t-elle pas de détruire les diverses cultures humaines si l’on admet avec lui que « tout universalisme tend à l’ignorance ou à l’effacement des différences »(p.70) ? La plupart des aires non occidentales sont peu perméables à l’individualisme inhérent à la théorie des droits de l’homme… Mais ses défenseurs occidentaux doivent-ils alors se résigner à les relativiser, à estimer que finalement ils ne sont bons que pour eux, ou que la diversité culturelle est préférable à l’uniformisation morale ? Cette question est sensiblement la même que celle qui consiste à savoir si les valeurs morales sont universelles. Faut-il tolérer, sous couvert de diversité culturelle, la pratique de l’excision ? Sans prêcher une ingérence tous azimuts à la Kouchner, est-il acceptable de rester passif face à la lapidation des femmes adultères en Afghanistan ou ailleurs ? Redoutables questions, probablement insolubles.

Quoi qu’il en soit, Benoist récuse l’opposition entre les tenants d’une morale universelle d’un côté et les défenseurs du relativisme culturel de l’autre. Voilà comment il sort de l’ornière : « il s’agit bien évidemment d’une pratique dommageable [l’excision], mais qu’il est difficile d’extraire de tout un contexte culturel et social dans lequel elle est, au contraire, considéré comme moralement bonne et socialement nécessaire : une femme non excisée ne trouvera pas à se marier et ne pourra pas avoir d’enfants ; c’est pourquoi les femmes qui ont été excisées sont les premières à vouloir faire exciser leurs filles. La question se pose de savoir au nom de quoi on peut interdire une coutume qui n’est imposée à personne. La seule réponse raisonnable est qu’on peut seulement inciter les intéressés à réfléchir sur son opportunité, c’est-à-dire encourager la critique interne de la pratique visée. Ce sont ceux et celles que le problème concerne au premier chef qui doivent s’en saisir. »(p.75) Quant à la lapidation des femmes adultères, il relève que la plus grande confusion règne à ce sujet. Quel est, interroge-t-il, l’objet de la condamnation des défenseurs des droits de l’homme ? Le mode d’exécution, le fait que l’adlutère soit puni de mort (voire simplement puni) ou la peine de mort elle-même ? Benoist répond que le premier motif est surtout d’ordre émotionnel, puisque la lapidation des femmes adultères avait cours autrefois en Israël ; que le second peut au moins être discuté [3] ; et que le troisième motif fait de tout pays qui maintient la peine de mort, et donc des États-Unis, un violateur des droits de l’homme.

Si l’on peut comprendre le goût d’Alain de Benoist pour la diversité culturelle, son argumentaire semble tout de même ici un peu boiteux.

En effet et d’une part, que le premier motif soit d’ordre émotionnel ne l’invalide en rien. Au contraire : le sentiment de révolte que la lapidation nous inspire repose sur des raisons bien solides. Comme l’explique Raymond Boudon dans tous ses livres, lorsqu’un rite d’initiation ou lorsque la manière d’exécuter une peine [4] peuvent être remplacés par d’autres, qui remplissent les mêmes fonctions (pour l’excision, l’intégration sociale ; pour la lapidation en cas d’adultère, la réprobation sociale) et soient en même temps moins cruels, ces autres rites ou modes d’exécution doivent être préférés. Concernant le cas des États-Unis, quoique leurs méthodes d’exécution soient plus douces [5] il n’aura pas échappé à Alain de Benoist que, de ce point de vue, ils apparaissent en effet comme des violateurs des droits de l’homme. D’autre part, que la lapidation ait existé en Israël il y a des années ne change rien. La pratique n’en est pas moins condamnable. Nul besoin d’être un benoît progressiste pour affirmer cela ; nul besoin non plus de regretter que les Israélites n’aient pas eu, à l’époque, leur Badinter. Autant on peut comprendre [6] que, pour des raisons tenant à un contexte différent, des femmes fussent lapidées pour adultère il y a quelque deux mille ans ; autant il est plus difficile d’admettre que cette façon de punir soit toujours en vigueur, fût-ce dans d’autres contrées.

Quant à savoir s’il faut intervenir afin d’empêcher ces agissements, il n’y a probablement pas de réponse théorique. Alain Finkielkraut n’a pas tort de dire que « la souveraineté a mauvaise presse, et pour de bonnes raisons [puisque] nul pouvoir ne lui étant par définition supérieur, elle garantit l’impunité à l’État criminel. » [7] Mais, d’un autre côté, si chaque violation des droits de l’homme devait entraîner une opération militaire, le monde serait sens dessus dessous.

Enfin, le dernier grief d’Alain de Benoist contre l’idéologie des droits de l’homme concerne la paralysie politique qu’elle entraîne. Sa critique est magistrale. Il montre parfaitement en quoi les droits de l’homme, à l’origine destinés à lutter contre le despotisme, en sont venus à s’opposer à toute forme de politique quelle qu’elle soit.

« L’idée-clé est celle d’une opposition de principe, toujours latente, entre l’individu et la communauté ou la collectivité à laquelle il appartient. L’individu serait toujours menacé par ce qui excède son être individuel, en sorte que c’est seulement en affirmant ses prérogatives d’individu qu’il se prémunirait contre cette menace. Dans cette optique, ni la société, ni la famille, ni les pouvoirs publics, ni les relations sociales, ni même la culture ne sont perçus comme pouvant constituer aussi une protection. D’où la nécessité de garantir aux actions individuelles une sphère inviolable et « sacrée ». »(p.107)

De là le caractère « antipolitique » des droits de l’homme. Le plus dangereux pour Benoist est que ces derniers se sont détachés du sol qui les a vus naître. Il en découle une illusion pernicieuse qui consisterait à croire que l’effectuation des droits de l’homme, c’est-à-dire leur incarnation dans le droit positif ainsi que leur application, pourrait s’opérer en dehors de tout cadre politique. Or c’est justement un cadre social et politique qui est à même de les garantir. L’idée d’une justice flottant au-dessus des États ne peut avoir de sens en l’absence d’un gouvernement mondial. À défaut d’un tel gouvernement, « la puissance appelée à jouer le rôle d’une police planétaire ne peut être que celle de forces armées assez puissantes pour que nul ne puisse leur résister. Comme les armées sont toujours au service d’États particuliers, cela revient donc à consacrer l’hégémonie des superpuissances, dont il serait naïf de croire qu’elles ne chercheront pas d’abord à servir leurs propres intérêts, fût-ce en couvrant leurs agressions du manteau de la morale et du droit. »(p.103) Benoist insiste enfin sur l’incompatibilité entre les droits de l’homme et la démocratie. Une telle incompatibilité semble au mieux bizarre, au pire, absurde. N’associe-t-on pas spontanément démocratie et droits de l’homme ? C’est que le terme même de démocratie est polysémique et qu’il s’est progressivement confondu avec la défense des libertés individuelles. Des esprits aussi vigoureusement opposés que Carl Schmitt et Friedrich Hayek s’en sont désolés, mais certes pas pour les mêmes raisons… Toujours est-il qu’aujourd’hui les deux vocables sont quasi des synonymes. En toute rigueur de termes, pourtant, la démocratie est le pouvoir du peuple. Elle a partie liée avec la souveraineté. À l’inverse, la défense des droits de l’homme impose que des limites infranchissables la bornent. « Or, relève Benoist, toute limitation de la souveraineté populaire représente une attaque contre le fondement même de la démocratie. »(p.117) En d’autres termes, l’empire du droit éclipse progressivement le politique. Inutile de dire qu’entre la logique des droits de l’homme et le respect de la souveraineté populaire, nos dirigeants ont choisi. Le référendum oublié de 2005 et la place qu’a prise le droit dérivé de l’Union européenne, qui nous inonde de directives, sont là pour le rappeler.

Jacquot, sur Le Rouge et le Noir

NOTES

[1] Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, pour défendre les libertés, Krisis, 2004

[2] Cette distinction est exposée par frère Basile O.S.B dans son livre sur la liberté religieuse : Le droit à la liberté religieuse dans la Tradition de l’Église, Ste Madeleine, 2005

[3] Quelque sentiment que l’on ait sur la question, note-t-il entre parenthèses, au nom de quoi peut-on empêcher les membres d’une culture donnée d’estimer que l’adultère est une faute qui mérite sanction et d’évaluer à leur gré la gravité de cette sanction ?

[4] Son argument vise la peine de mort elle-même, mais il est transposable à son mode d’exécution

[5] Encore que pour ce qui est de la chaise électrique…

[6] Comprendre n’est pas justifier !

[7] Alain Finkielkraut, L’imparfait du présent, Gallimard, 2002, p.126