Tibet (19) La piscine géothermique

Publié le 11 avril 2008 par Argoul

La pluie martèle la tente, monotone. Il pleut encore lorsque nous nous levons. Nous partons sous la pluie fine qui reprend, le long de la rivière sur le grand plateau. Les étendues d’herbe bien verte sont ornées de yacks broutant. Parfois une tache blanche : ce sont des chèvres aux longues cornes et aux yeux fendus, ou des moutons. Les petites bergères qui les gardent portent la tunique de feutre traditionnelle et une serviette sur la tête pour se protéger de l’eau qui tombe. Elles viennent nous dire bonjour et rire bêtement dans d’effroyables remugles de suie de genévrier et de suint caprin.

 

Nous traversons des villages bâtis de terre et de pierres, matériaux qui ne manquent pas alentour. Leurs murs sont surmontés de réserves de buissons de genévrier à brûler. Des bouses soigneusement alignées sont mises à sécher avant de servir de combustible. Les maisons sont gardées par des molosses noirs et ébouriffés à la voix rauque. Ils vous boufferaient tout cru si nous n’esquissions pas de temps à autre le geste de ramasser une pierre pour la leur lancer. S’ils s’enhardissent, ne pas les rater, telle est la consigne. Si vous n’êtes pas leur maître, ce sont eux qui le seront. Nous sommes chez les bergers, autant s’y adapter.

Gamins et gamines surgissent des maisons pour nous voir passer, en tuniques traditionnelles ou en pantalons troués et tee-shirts superposés. Ils sont sales comme des paysans mais vigoureux et aux yeux vifs. Certains sont franchement beaux, les traits un peu chinois. Une petite fille au polo ouvert court pieds nus dans le fumier pour venir réclamer un stylo. Des gavroches gambadent pour nous accompagner un moment, délurés comme des chevreaux, habillés de sacs, mais heureux de leur vitalité. Un pionnier adolescent, foulard rouge au cou, chevauche un grand vélo chinois. En nous regardant comme s’il ne nous avait jamais vus (ce qui, ma foi, n’est pas loin de la vérité), il ne voit pas le trou devant sa roue et s’étale dans le tas de fumier. Un autre arrive lui aussi en vélo, mais vêtu très chic pour la boue locale, en casquette mao, lunettes noires, cape militaire et bottes cirées. Ce néo garde rouge à la mode politiquement correcte de Pékin a l’audace de nous demander – en anglais - une photo du dalaï-lama ! Nous avons l’impudence de lui répondre que nous ne savons pas de qui il s’agit.

En marchant en avant du groupe, seul avec Tawa, j’ai l’occasion d’apercevoir des centaines de pikas-pikas, ces animaux qui ressemblent à de petits cochons d’inde. Ils se lèvent sur leurs pattes arrière, curieux, puis détalent brusquement pour plonger dans un terrier tout proche. Ils une bonne bouille de hamsters, oreilles, œil et museau noirs, robe beige foncé. Ils sont très vifs pour bondir d’un trou à l’autre, se poursuivre par jeu et batifoler. Le terrain est un vrai gruyère, ils l’ont percé de galeries un peu partout et sont ici chez eux. Dans les mares laissées par les pluies sont nées de petites grenouilles. Des oiseaux de diverses espèces volettent alentour, pas très farouches. Nous suivons la falaise qui serpente sur le plateau, longe des pans à demi écroulés avant d’aboutir à la plaine où nous attendent le pique-nique et les camions. L’air est parfois empli d’une odeur sucrée comme celle du melon. Sont-ce les fleurs qui odorent ? Au loin, les sommets enneigés sont barrés par un plafond de nuages, mais le soleil se met à déchirer tout cela.

Le fromage de yack et l’œuf dur local complètent les beignets népalais de légumes préparés ce matin par les cuisiniers. Je laisse dix minutes tremper ma gourde d’eau dans le courant des bords de la rivière, et voilà l’eau bouillie du matin aussi fraîche que si elle sortait du frigo. Par la chaleur revenue avec l’astre royal, c’est un délice. Une troupe de chèvres et moutons mêlés s’en vient brouter l’herbe sauvage sur l’autre rive bien fournie. Le violet des grandes fleurs qui poussent là (du delphinium ?) en fait une scène idyllique. Arrivent nos yacks portant nos bagages, quinze bêtes en pack, têtes basses, fronts obtus, cornes en avant. C’est la panique chez les ovins et une brève débandade. Un gros yack velu, joyeux de l’arrivée, ou agacé par sa charge, envoie brusquement promener les instruments de cuisine, mal attachés sur son dos. Il faut le poursuivre, le laisser se calmer, avant de le rebâter. Ces bêtes ne sont pas vraiment domestiques. Nous leur disons adieu pour retrouver le confort froid du bus Hino qui nous attend au débouché de la vallée.

Nous étions sceptiques. Le programme prévoyait : « Damxung : bain dans les sources chaudes. » Gérard nous avait dit : « en fait de sources, c’est une centrale électrique ». Nous ne savions pas trop à quoi nous attendre. En fait, les deux avaient raison : près de la station géothermique de Yangpachen qui produit l’électricité de la vallée est installée une vaste piscine en plein air, emplie de cris joyeux. Afin de la réserver aux Chinois, l’administration a établi un prix d’entrée élevé, 16 yuans, ce qui fait beaucoup pour les Tibétains. Le public est donc élitiste, façon coloniale de se retrouver entre soi. On retrouve dans l’eau chaude des cadres chinois venus de loin, avec leur famille. Le garçon unique est choyé, souvent grassouillet, on s’occupe de lui au point de le gâter. Contraste avec les bandes de gamins tibétains plus ou moins livrés à eux-mêmes. Les Chinois se prennent mutuellement en photo dans le bain, un père lave son fils de huit ans sous la douche, les matrones ont loué des bouées. Le bain est large, l’eau est chaude sans être brûlante, un peu soufrée (le soufre est un médicament). Elle coule d’un gros tuyau qui monte des profondeurs du sol. Nous prenons une douche préalable parce que nous nous sentons sales après plusieurs jours de haute altitude ; les douches sont fuyantes et délabrées, mais l’eau coule, tiède. Nos narines respirent avec délice le parfum oublié du savon, tandis que la peau se hérisse un peu d’être nue, habitude perdue depuis des jours. C’est encore une première de nous baigner en piscine à 4500 m d’altitude !

Nous reprenons le bus pour suivre la grande route Tibet-Quinghai vers Goldmud. Dans une rivière, les paysans du coin et quelques routiers se sont arrêtés pour pêcher au filet. Tawa nous dit que l’on attrape du poisson-chat qui est très bon. Quelques dizaines de kilomètres plus loin, alors que le sommeil d’après bain commence à nous gagner, le camion qui transporte nos bagages tombe en panne devant nous. Son arbre de transmission est cassé. Après le soleil, apparu vers midi opportunément pour le pique-nique, voici que la pluie revient. Le vent souffle sur le paysage gris de gouttes. Il y a des travaux sur la route, des ouvriers piochent et pellètent de la terre dans de grands paniers que des femmes apportent sur leur tête afin de combler un creux. La voie est réduite à une piste unique et toute une file de camions Dong Feng de la grande fabrique chinoise de la côte, roulent en sens inverse en transportant des matériaux de construction, surtout des fers à béton. Ces charges sont destinées à Lhassa, car le Parti a décidé qu’il fallait bétonner pour bâtir un Tibet moderne et camarade.

Bricolage chinois : le bus s’essaie à tracter le lourd camion. Lorsque la vitesse est stabilisée, il le fait sans trop de peine, mais la remorque est faite d’une grosse corde de chanvre, non d’une chaîne et les frottements incessants des marches et arrêts successifs dus aux travaux et aux cahots vont user l’attache. Verena se planque derrière son siège, elle a peur que la corde ne fasse sauter la vitre arrière. Le câble est trop fin, les trous de la route trop forts et le talent du chauffeur de bus trop brutal pour que l’on fasse beaucoup de chemin. A peine un kilomètre plus loin, il faut se rendre à l’évidence : la corde saute. Gérard décide de faire transborder nos bagages dans le bus, puis de laisser le camion au bord de la route pour relier la prochaine ville, Damxung.