L'assistance guidée par les vertus du marché - Hommage au Pr. Armen Alchian

Publié le 27 février 2013 par Copeau @Contrepoints

Contrepoints rend hommage à l'économiste américain Armen Alchian, décédé il y a quelques jours, en publiant un texte dans lequel il explique pourquoi le marché permet d'améliorer les actes d'assistance.
Le Professeur Armen Albert Alchian vient de décéder le 19 février de cette année. Cet économiste Américain, né le 12 Avril 1914, enseignait à l’Université de Californie, Los Angeles (UCLA). Il participa activement à former une tradition économique au sein de cette université. Il était membre de l’école d’économie de Chicago, et ses travaux ont contribué à élaborer la théorie des prix. Il est entre autre l’auteur d’articles sur l’incertitude et l’information et la théorie des entreprises. Il est un des fondateurs de la nouvelle économie institutionnelle qu’il a consolidée avec ses écrits sur les droits de propriété et les coûts de transaction. Pour célébrer cet auteur, Contrepoints vous propose une traduction d’un texte qu’il a composé avec son collaborateur William R. Allen et publié dans The Freeman en novembre 1960.

Assistance, choix et discrimination

Par Armen A. Alchian & William R. Allen, UCLA.

On a décrit (et condamné) parfois l’économie comme étant l’étude des comportements égoïstes. La conception de « l’homo œconomicus » fut ridiculisée comme une abstraction sans vie qui calomnie les individus bien réels qui, eux, sont d’esprit enjoué et au cœur généreux. Il est clair que la (plupart) des gens réels ne sont pas uniquement des créatures égocentriques, calculant froidement comment améliorer leur quotidien et ce, s’il le faut, au détriment d'autrui.

Tout cela n’est qu’une parodie de la notion d’« homo œconomicus » en particulier et des sujets qui occupent les recherches économiques en général. Correctement conçue, l’économie ne se consacre pas à l’analyse du comportement égoïste en tant que tel, mais étudie le comportement efficient. La question de base que se posent les économistes n’est pas « Au vu de l’avarice égocentrique des gens, comment peut-on faire pour déposséder son voisin le mieux possible ? » C'est plutôt : « Au vu de la limitation des ressources, comment peut-on tirer le meilleur parti – sous les multiples formes de biens économiques, de sources d'énergie, de services d'utilité publique ou d'un sentiment interne de contentement – de ressources données telles que les services productifs, les talents ou l’environnement. Ou, pour le dire autrement, comment peut-on accomplir les objectifs souhaités au moindre coût ? » Ces objectifs peuvent comprendre non seulement son propre bien-être immédiat, mais aussi celui d’autrui.

Donner avec efficience

Nous pouvons illustrer la question en considérant l’octroi d’une subvention ou d'un don. La motivation du donateur peut être purement humanitaire ou philanthropique, mais qu’en est-il de l’efficience avec laquelle cette aide est donnée ?

Supposons qu’une université – disons l'UCLA – souhaite, pour de bonnes ou de mauvaises raisons que nous n’envisagerons pas ici, subventionner les anciens combattants qu’elle compte parmi ses étudiants en leur fournissant un logement sur le campus. On peut imaginer que l'UCLA possède des terrains conséquents sur lesquels se trouvent des casernes, surplus de guerre. Ces casernes font l’objet d’une rénovation pour un ensemble final de 1000 appartements. Le prix de location est de 30$ par mois, ce qui a pour effet de répondre exactement aux demandes du marché des appartements pour anciens combattants. Autrement dit, pour 30$, les anciens combattants, estimés à plus de 1000, souhaitent prendre les 1000 appartements disponibles. (Si le prix est établi en dessous de 30$, on se trouvera dès le départ avec un problème compliqué de rationnement administratif, puisqu’avec un prix si bas, plus de 1000 anciens combattants feront des demandes de logement.) Les gestionnaires administratifs de l’UCLA décrètent que les personnes qui ne sont pas anciens combattants ne sont pas en droit d’occuper les appartements, de sorte qu'elles n’en font pas la demande.

On peut trouver pour ce terrain dévolu au logement des anciens combattants des usages alternatifs valables : par exemple, on pourrait en faire un parking public, un terrain de jeux ou tout simplement une belle pelouse. On peut donc considérer qu’il y a un coût caché dans ce programme de logement. La question clef qui se pose maintenant est la suivante : étant donné le coût supporté par l'UCLA, a-t-on maximisé les avantages pour les intéressés ? En d'autres termes, est-il possible d’obtenir des avantages équivalents à ceux escomptés à un coût moindre pour l'UCLA ?

Optimiser les avantages

Pour le moment, concentrons-nous sur l'optimisation des avantages. Les bénéficiaires des subventions sont-ils aussi bien lotis qu'il est possible de l’être avec les ressources mises à leurs dispositions ? En l’état actuel des choses, les anciens combattants doivent profiter de leur aide sous une forme spécifique, à savoir un appartement dans ces casernes, ou ne recevoir aucune aide. Et avec plus d’anciens combattants que d’appartements, certains d'entre eux n’ont droit à rien. Maintenant, si les appartements étaient mis à disposition de tous les étudiants, le loyer d'équilibre du marché serait sans doute supérieur à 30$ par mois – supposons 40$. Certains anciens combattants pourraient considérer que, au lieu de vivre dans des casernes à 30$, il serait préférable de sous-louer leur appartement à 40$ et utiliser le surplus d'argent pour la location d’un appartement de leur choix en ville pour, disons, 60$ par mois. De cette façon, l’ancien combattant obtiendrait en fait un cadeau sous forme d’argent (10$) qu’il pourrait dépenser comme bon lui semble.

Qui sont les gagnants et les perdants de cette procédure de sous-location ?

Avant que la sous-location ne soit permise, l’ancien combattant était face à l'alternative suivante : (a) un appartement dans une caserne à 30$ ou (b) un appartement en ville à 60$. Dorénavant l’ancien combattant bénéficie d'un choix additionnel, à savoir (c) une location et une sous-location de l’appartement de la caserne, en tirer un profit de 10$ et vivre dans un appartement en ville. Bien que l’appartement en ville soit certainement plus amène que l’appartement de la caserne pour lui offrir un mode de vie de meilleur qualité, l’ancien combattant pourrait néanmoins préférer le choix (a) à (b), c.-à-d. qu'il pourrait préférer un  appartement de qualité inférieure et avoir une somme de 30$ par mois à dépenser à autre chose. Mais en comparant le choix (a) à la solution (c), rester dans l'appartement de la caserne donnerait seulement un supplément de 20$ pour les autres choses, et l’extra de 20$ pourrait ou non se révéler être suffisant pour compenser le fait d’avoir un appartement de moindre qualité. Enfin, on peut certainement dire que s’il préfère l'option (b) à (a), il préférera (c) à (a) : bénéficier d’un appartement en ville avec une somme supplémentaire de 10$ (c.-à-d. la solution c) est préférable à un appartement en ville sans l'extra de 10$ (c.-à-d. la solution b). Dans tous les cas, le choix de la sous-location ne peut pas faire de mal à l’ancien combattant, elle peut même l’aider.

Ceux qui ne sont pas anciens combattants en profitent aussi.

L’étudiant qui sous-loue l’appartement d’un ancien combattant à 40$ est-il gagnant ou perdant ? Il peut ressentir de la jalousie de ne pas appartenir au groupe de privilégiés éligibles pour l’obtention des logements à 30$. Mais cela reste vrai si la sous-location est permise ou non. Sans sous-location, son seul choix se limitait à un appartement à 60$, mais avec la sous-location, il peut désormais louer un appartement de caserne à 40$. Il se peut qu’il préfère cette dernière option. L'offre de sous-location lui donne, à lui aussi, une solution additionnelle, et le choix de cette nouvelle solution est la preuve qu’il se trouve bien mieux loti en déménageant dans ces casernes.

L'UCLA est aussi impliquée. L’université reste financièrement indifférente, parce qu’elle reçoit 30$ par appartement qu’il soit ou non sous-loué.

Il est alors clair que personne n'est lésé par cette pratique de sous-location. L’ancien combattant et les autres étudiants sont tous mieux lotis. Alors pourquoi les administrateurs répugnent-ils généralement à élargir les options de ceux qu’ils ont l’intention d’aider ? Si l’université veut mettre de précieuses ressources à la disposition des anciens combattants, pourquoi restreint-elle la possibilité d’en tirer tous les avantages potentiels en limitant l'usage que les anciens combattants peuvent faire de la subvention ? Peut-être que les administrateurs considèrent comme  « inapproprié » et source de « désordre » le fait que les logements prévus pour des anciens combattants soient occupés par d'autres personnes. Ou peut-être que les administrateurs aiment croire qu’ils savent mieux que personne ce qui correspond le mieux aux anciens combattants, et qu’ils estiment peut-être que vivre dans ces casernes à 30$ est préférable pour un ancien combattant que de vivre en ville pour 60$ en dégageant un profit de 10 $.

La morale de l’histoire est claire. Un système de prix libres permet aux hommes de faire usage de leurs ressources de la façon qu’ils jugent la plus avantageuse pour eux. Si l'on estime que le bien-être est renforcé en élargissant les choix possibles, alors le système de prix libres de l’économie de marché participe à l'accroissement du bien-être.

Un usage alternatif du terrain

Considérons une autre possibilité qui rajoute des difficultés supplémentaires. Supposons que le terrain actuellement occupé par les casernes soit loué par l'UCLA à un prix équivalent à 50$ par mois pour chaque appartement – ou que le terrain puisse être vendu et les recettes investies d’une manière acceptable à un taux d’intérêt équivalent à 50$ par appartement. Avec 1000 appartements, ce revenu de remplacement, sous forme de loyer ou d’intérêt, est de 50 000$ par mois, comparé aux 30 000$ quand le terrain est utilisé pour les logements réservés aux anciens combattants.

Dans ce cas de figure où l'UCLA n'a plus de casernes à gérer, l’université pourrait conserver 30 000$, lui permettant ainsi d’être à l’aise dans les deux configurations, et d’allouer les 20 000$ restant à tous les anciens combattants, dont nous estimons le nombre à disons 2500. Chaque ancien combattant reçoit 8$ par mois. Quel avantage comparatif l’ancien combattant obtient-il avec cette subvention par rapport aux autres solutions ?

Si la sous-location des logements n’est pas permise, 1000 anciens combattants choisiront de vivre dans des logements au loyer de 30$ et les 1500 restant ne recevront rien de l‘université. Maintenant, dans notre nouvelle hypothèse "sans caserne", avec les 20 000$ qui sont répartis entre tous les anciens combattants, il est clair que les 1500 d’entre eux qui n’avaient pas accès aux logements sont mieux lotis : 8$ par mois, c’est mieux que rien. Néanmoins, nous ne pouvons pas généraliser en ce qui concerne les 1000 personnes restantes parce que certaines d’entre elles pourraient préférer les 8$ sans bénéficier de logement, tandis que d’autres auraient une préférence pour les logements sans les 8$.

Autres possibilités

Lorsque la sous-location est autorisée, il y a de nouveau le cas des 1500 anciens combattants qui ne bénéficient d'aucun avantage, car ils n'ont pas la possibilité d'obtenir un logement. Mais les 1000 qui obtiennent un logement ont le choix entre rester dans leur appartement pour 30$ ou le sous-louer à 40$ et obtenir un gain net de 10$. Dans l’hypothèse "sans caserne", avec chaque ancien combattant qui reçoit 8$ de la part de l'UCLA, les 1000 qui auraient pu bénéficier d'un logement sont moins bien lotis. Toutefois, s’il n’y avait que 1600 anciens combattants, de telle sorte que chacun ne reçoit que 12,50$ de l’université, ceux qui voulaient sous-louer sont mieux lotis (et peut-être même ceux qui auraient préféré garder leur logement de caserne lorsque le choix se limitait à gagner 10$ en sous-louant).

Et bien sûr, plus la quantité d’argent à partager parmi un nombre donné d’anciens combattants est importante, plus la part revenant à chacun est élevée. Si la valeur marchande du terrain est de 80 000$, alors 50 000$ pourraient être divisés parmi les 2500 anciens combattants, leur donnant chacun 20$. Autrement dit, à mesure que l'UCLA améliore l'usage de ses terrains, elle développe et élargit les avantages et les possibilités de distributions de liquidités.

Le marché maximise les solutions pour tous les intéressés

Résumons les conclusions de cet ensemble de possibilités. Nous avons commencé avec les anciens combattants qui obtenaient des appartements dans des casernes pour un loyer d'équilibre de marché de 30$ sans avoir le droit de sous-louer. Non seulement l’université pratique alors une discrimination en faveur des anciens combattants, mais aussi en faveur de ces anciens combattants particuliers qui préfèrent un logement dans une caserne à 30$ par mois au lieu d'un appartement en ville pour 60$ par mois.

Maintenant, si la sous-location est autorisée, une autre solution est rendue possible pour les anciens combattants ainsi que pour ceux qui ne le sont pas. Les anciens combattants qui préfèrent rester dans les casernes n’y perdent rien, et ceux qui préfèrent sous-louer y gagnent. De la même façon, certains étudiants ne voudront pas sous-louer mais d’autres le voudront. Financièrement, l'UCLA n'est pas affectée par ces choix. L’introduction de droits de sous-location ne fait de tort à personne, et certains sont même avantagés.

Toutefois, si la sous-location est autorisée, les appartements gagnent en valeur. Même si un ancien combattant n’utilise pas l’appartement loué à 30$ pour son usage personnel, il est content de profiter d'un prix fixe de location à 30$ de façon à pouvoir le proposer à 40$. Le marché des anciens combattants n’est pas encore saturé : 2500 d’entre eux cherchent un appartement, alors qu’il n’y en a que 1000 disponibles. Avec une loyer fixe à 30$ et aucune interdiction de sous-location, l’université fait preuve d'une nouvelle forme de discrimination parmi les anciens combattants, à savoir en faveur des 1000 qui parviennent à obtenir les logements alors qu’il y en a 2500 qui en demandent.

Supposons que l’UCLA décide de sortir du marché des logements pour anciens combattants et de vendre le terrain ou de le louer pour générer de meilleurs profits. Les recettes ainsi créées pourraient être mises à la disposition des anciens combattants. Il se pourrait bien que certains anciens combattants locataires dans les casernes n’apprécient pas l’idée d’abandonner leur appartement en échange d'espèces. Toutefois, plus il y aura d'argent, s'il est fait un meilleur usage du terrain, moins il y aura de plaintes nombreuses et insistantes. Dans tous les cas, ceux qui n’avaient pas la chance d’obtenir de logement sont avantagés par la distribution d’espèces. Ainsi, on résout le problème de discrimination entre les anciens combattants, parce que les ressources qui sont disponibles pour ce groupe favorisé sont maintenant également distribuées entre tous les membres du groupe.

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Sur le web.
Traduction Philippe Rouchy et Raphaël Marfaux pour Contrepoints.