L’art actuel de Martinique, du singulier à l’universel

Publié le 01 mars 2013 par Aicasc @aica_sc

Dans le numéro 25 d’art Absolument de juin 2008, dix artistes de Martinique, Ernest Breleur, Patricia Baffin, Serge Hélénon, Jean- Luc de Laguarigue, Julie Bessard, Valérie John,  Raymond Médélice, Norville Guirouard Aizée, Chantal Charron, Jean François Boclé, Victor Anicet, Hervé Beuze , Laurent Valère présentent leur démarche artistique et  répondent à la question suivante « Quelle importance a pour vous aujourd’hui l’oeuvre poétique, philosophique et politique d’Aimé Césaire? »  En cette année 2013, année Aimé Césaire, relire leurs réponses est d’actualité.

http://www.artabsolument.com/fr/product/index/detail/32//Numero-25.html

Hervé Beuze – Machinique – Bagasse, fil plastique – Installation in situ Fondation Clément 2007 – Photo Dino Feigespan

L’art actuel de Martinique, du singulier à l’universel

 Iles cicatrices des eaux

Iles évidences de blessure

Iles miettes

Iles informes (1)

 Ile mal jointe île disjointe

Toute île appelle

Toute île est veuve

   Aimé Césaire (2)

    Nous ne sommes pas des bâtisseurs de cathédrales (3) et, de surcroît,  notre juvénile histoire de l’art a   connu une rupture, liée à l’esclavage et à la colonisation, entre l’art précolombien et l’art actuel. Entre la préhistoire de la Martinique qui s’étend du troisième millénaire avant Jésus Christ à l’arrivée de premiers européens au début du XVII siècle et la création plastique moderne, s’éternisent  trois siècles de silence. Littéralement et métaphoriquement enfouis à la fois dans les strates des sites archéologiques et dans les méandres de la mémoire, les vestiges précolombiens ne seront ramenés au jour que dans la seconde moitié du vingtième siècle (4 ).

Dans ces régions insulaires, après le génocide des populations amérindiennes, le repeuplement s’effectue par migrations successives, volontaires ou forcées, d’européens, africains, indiens, asiatiques et  levantins. La fraction de la population la plus nombreuse, importée de force pendant les quelques quatre siècles de la traite négrière, celle des esclaves africains se voit privée de toute identité, toute culture lui étant déniée, toute parole personnelle lui étant interdite. Si en moins d’un demi – siècle émerge la langue créole , née d’une langue dominante et de langues dominées différentes, parlée aujourd’hui par onze millions de locuteurs à travers le monde, le recouvrement de l’identité perdue relève d’un plus long processus. Le retentissant Cahier d’un retour au pays natal (1939) du poète Aimé Césaire , fondateur avec Léopold Sedar Senghor du concept de la Négritude en est la première étape. Même si la création plastique moderne émergeante reste fortement sous influence européenne, entre 1945 et 1970, pour ce qui concerne les techniques et les genres picturaux,  Le cahier d’un retour au pays natal   place la quête identitaire au cœur de la création plastique et littéraire  et  demeure encore aujourd’hui le texte fondateur et la référence de nombreux  jeunes plasticiens.

La négritude, c’est l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir. Elle n’est pas essentiellement de l’ordre du biologique. Elle fait référence à quelque chose de plus profond, très exactement à une somme d’expériences vécues qui ont fini par définir et caractériser une des formes de l’humaine destinée telle que l ’histoire l’a faite …La Négritude n’est pas une philosophie. La Négritude n’est pas une métaphysique. La Négritude n’est pas une prétentieuse conception de l’univers. C’est une manière de vivre l’histoire dans l’histoire : l’histoire d’une communauté dont l’expérience apparaît , à vrai dire, singulière par ces déportations de populations, ses transferts d’hommes d’un continent à l’autre, les souvenirs de croyances lointaines, ses débris de cultures assassinées. Elle est prise de conscience de la différence comme mémoire, comme fidélité et comme solidarité .Elle est refus de l’oppression. Elle est combat contre l’inégalité. Elle est révolte contre le système mondial de la culture qui se caractérise par un certain nombre de préjugés, de pré – supposés qui aboutissent à une très stricte hiérarchie (5).

Mais la négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre (6)

Valérie John – I telman nwè ki i blé- Installation dimensions variables, 168 morceaux technique mixte, tissage papier – 2005- Photo Jean-Philipe Breleur

Cette exhortation d’Aimé Césaire à se faire

 bêcheur de cette  unique race

 non point par haine des autres races

mais pour la faim universelle

pour  la soif universelle  (7), à retrouver la racine africaine de la culture antillaise, à placer la quête identitaire au cœur de la création sera entendue. En 1970, après avoir effectué l’itinéraire du commerce triangulaire en sens inverse , c’est-à-dire après avoir quitté la Martinique pour rejoindre l’Afrique en passant par l’Europe, les membres de l’Ecole négro – caraïbe publient leur Manifeste : retrouver ce qu’il y a d’africain dans l’homme martiniquais d’aujourd’hui. Ainsi Serge Hélénon choisit, dans les années soixante dix, d’abandonner la surface traditionnelle de la toile pour une surface d’assemblages de bois et découvre qu’il revient ainsi, avec ses Expressions – Bidonville, même si ces dernières répondent aux caractéristiques des assemblages développés par Schwitters entre 1919 et 1923,  à ce qu’il avait connu dans son enfance, c’est-à-dire les façades de bidonville. Mais le mouvement pictural n’aura jamais la même aura, la même audience que le mouvement littéraire.

La même année, à la Martinique, le groupe Fwomaje initie le projet de promouvoir une esthétique caribéenne, deux décennies avant l’essai Eloge de la Créolité (1989 )  de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant.

   Lorsqu’il apparaît, le mouvement littéraire de la  créolité se positionne comme un refus de la négritude et du combat politique d’Aimé Césaire. Cependant, il n’est pas pertinent de les opposer. La créolité est l’agrégat interactionnel ou transactionnel des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques et levantins que le joug de l’histoire a réuni sur le même sol (8 ) et préconise donc un enracinement dans toutes les cultures qui ont fusionné pour créer la réalité martiniquaise d’aujourd’hui. L’exploration et la restitution des signes amérindiens  par  Victor Anicet, l’un du fondateur du Groupe Fwomaje restent exemplaires, de mon point de vue, si l’on considère le projet programmatique de Fwomaje.

   Edouard Glissant récuse le clos, le définitif, dénonce l’impasse des identités-racines et privilégie le concept de créolisation, c’est – à – dire, un processus inarrêtable qui mêle la matière du monde, qui conjoint et change les cultures des humanités d’aujourd’hui. La créolisation maintenant en marche, non plus uniquement aux Antilles mais dans le monde entier, c’est le changement dans l’échange, c’est un processus d’interaction et d’hybridation de traits culturels déterritorialisés (9). L’écrivain  propose ainsi une grille de lecture des transformations des sociétés métisses contemporaines.

Alors, à la lumière de  cette succincte évocation historique et théorique, quelle grille d’analyse appliquer à l’art d’aujourd’hui de ces départements français d’Amérique, de cet archipel arqué comme le désir inquiet de se nier (10) ? Etre   plasticien aujourd’hui dans une région ultramarine considérée comme périphérique,  ancienne colonie, plus ignorée qu’isolée des capitales artistiques, et où manquent lieux et milieux (11), qu’est ce que cela implique et signifie ? Comment s’articulent les pratiques au regard des concepts de la Négritude et du Tout – Monde ?

Plus d’école picturale ni de groupe aujourd’hui. Les plasticiens de la jeune génération, Jean – François Boclé, Bertrand Grosol comme ceux déjà bien engagés dans la création, Ernest Breleur, Alex Burke, Valérie John, adoptent  une posture contemporaine et  ne se situent plus dans la recherche d’un arrière pays comme la génération précédente des Fwomaje mais cherche à exprimer la réalité historique et politique de l’île (12 ).

Je rapièce, je recompose et répare, explique  Valérie John. Pourquoi rapiécer ? Pour recouvrir une cassure, une blessure. Je fais quelque chose de neuf, un corps neuf, avec des bouts de rien du tout. C’est une façon d’amalgamer, oui, de redonner forme. Cela n’a rien à voir avec le patchwork qui consiste à mettre bout à bout. Chez moi, il y à recouvrir, à récupérer, à partir de lambeaux pour réaliser  du différent, du nouveau. Il ne s’agit plus d’identifier les morceaux d’origine. C’est une transfiguration. Mon travail de rapiècement aboutit au dépaysement. C’est dans ce déplacement là que je travaille. J’ai revisité le pagne africain par une gestuelle occidentale et grâce à tout cela, je me suis détachée des pratiques académiques occidentales (13 ).

Si l’expression d’une irrémédiable perte, d’une fracture  et de son corollaire, une urgence de suture, de rapiècement de reconquête de soi sont récurrents dans les oeuvres de Breleur (Reconstitution d’une tribu perdue -2006, Portraits Sans visage -2008 ), d’Ernest d’Alex Burke (Caribbean Spirit – 2006, Le départ -  2000) , de Jean-François Boclé ( Aller simple 2003, Zones d’attente -2003), de Valérie John ( Rapiècement Dépaysement- 1998 / 2002) , les créateurs contemporains de Martinique ont intégré ce que soulignait René Ménil, co- fondateur, avec Aimé Césaire, de la revue Tropiques :

La recherche omnilatérale des racines signifie sans doute une volonté d’être fidèle à soi même et ce n’est pas sans mérite. Mais d’un autre coté, on voit apparaître le risque d’un enfermement dans la tradition ou la routine. De fait, les dites racines ne sont pas réelles et nous ne sommes pas des arbres fixés au sol. Il s’agit là d’une métaphore parmi d’autres et la réflexion critique exige de nous que nous passions au travers. Il n’y a pas là pour la réflexion ,un terme limite,un butoir définitif mais sans aucun doute un ensemble imaginaire de paroles et de comportements qu’il faut dépasser pour aller plus loin sur la route des arrivées et des départs (14 ) .

Ce que, pour sa part, Aimé Césaire, fidèle aux vers du Cahier d’un retour au pays natal  formulait ainsi en mai 1997 : Il ne faut pas opposer le singulier à l’universel car l’universel n’est pas la négation du singulier. C’est par l’approfondissement du singulier que l’on va à l’universel. Chez moi, il n’y a jamais eu d’emprisonnement dans une identité. L’identité est un enracinement mais aussi passage. Passage universel (15) .

Les fondateurs de la revue Tropiques exprimaient dès le premier numéro la conviction  que dans le concert impérial d’une culture commune ils avaient un son spécial à rendre (16). Comment contribuer aujourd’hui au rayonnement de ce son spécial pour ce qui concerne les arts plastiques,  sinon par la création d’un Centre d’art contemporain qui, au sein d’un réseau caribéen et hexagonal, participerait à faire découvrir les plasticiens contemporains de la Martinique et de la Caraïbe à un public élargi. Ce sera l’un des thèmes du séminaire sur l’art contemporain que la section Caraïbe du sud de l’Association internationale des critiques d’art coordonnera en décembre 2008.

   

Dominique Brebion

Aica Caraïbe du Sud

www.aica-sc.net

 

Mai 2008

 

1 Aimé Césaire- Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine 1971, page 133

2 Aimé Césaire – Cadastre, Corps perdu Dits d’errance, Paris, Seuil 1961, page 90

3 Nous ne sommes pas des bâtisseurs de cathédrales est le titre d’une acrylique sur toile de Jacqueline Fabien – 1988

comprenant cinq panneaux de 197 x 91 cm chacun et représentant des palmiers royaux stylisés.

4 Le premier congrès international d’études des civilisations précolombiennes des Petites Antilles se tient à Fort – de – France, en 1960 à l’initiative du Père Pinchon, pionnier de l’archéologie martiniquaise

5 Aimé Césaire – Le discours sur la Négritude Miami,  1897, Conseil Général de la Martinique

6 Aimé Césaire- Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine 1971, page 117

7 Aimé Césaire- Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine 1971, page 125

8 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant  Eloge de la créolité, Gallimard 1997 page 26

9 Edouard Glissant, Traité du Tout- monde, Paris, Gallimard 1997

10 Aimé Césaire- Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine 1971, page 65

11 Bruno Pédurand in ARTHEME n°2, 1999, Vivre de son art, c’est bien le rêve, entretien avec Michèle Baj Strobel

12 Hervé Beuze in ARTHEME n°19, 2007, Machine, Inique, Martinique, compte – rendu d’exposition Aica Caraïbe du sud

13 Valérie John in Ateliers des Tropiques : quelques traces des Antilles françaises, Michèle Baj Strobel, Portulan, Esthétique noire ?octobre 2000

14 René Ménil, colloque organisé par l’Institut régional d’art visuel, 1998, Fort – de – France

15 Aimé Césaire, Une arme miraculeuse contre le monde bâillonné, Courrier de l’Unesco mai 1997

16 René Ménil Naissance de notre art,  Tropiques °1,  avril 1941 : dans le concert impérial d’une culture commune nous avons un son spécial à rendre