Interview éditeur : Ki-oon, entre progression et évolution

Publié le 02 mars 2013 par Paoru

Comme chaque année depuis 2009, les interviews bilans éditeurs sont l’occasion de prendre des nouvelles de Ki-oon, cette maison d’édition dont je suis l’évolution de près depuis leurs débuts autant pour leur catalogue que pour leur façon de travailler.

J’ai donc eu l’opportunité de m’entretenir avec Ahmed Agne (une fois de plus, le pauvre !), co-fondateur de la boite en octobre 2003, avec qui nous avons pu dresser le bilan de 2012, pour Ki-oon mais aussi pour le marché dans sa globalité. Nous avons aussi évoqué les dernières licences du label, du choix des titres au fonctionnement du marketing qui les accompagne, afin de voir ce qui fonctionne bien ou pas et pourquoi… Un tour du le catalogue de cet éditeur qui, rappelons-le, affiche chaque année d’excellents résultats quelque soit la tendance de fond du marché français.

Sans plus attendre, voici l’interview… Bonne lecture

Préhambule : l’arrivée de Tsukasa Hôjo chez Ki-oon

Bonjour Ahmed Agne !

Pour commencer, faisons un lien avec l’actualité : on apprend dans votre interview à Animeland que vous avez signé pour des titres de Tsukasa Hôjo ! Comment ça s’est fait ?

Dans le milieu du manga, il y a toujours eu une espèce de légende urbaine selon laquelle Panini possédait l’exclusivité des droits sur le catalogue de Hôjo et de Hara (Hokuto no Ken)… Ce qui n’a jamais été le cas, en fait, même si une bonne partie des éditeurs était persuadée du contraire.

Et au détour d’un diner au Japon, nous nous sommes rendus compte par hasard qu’il y avait de nombreuses œuvres courtes de Tsukasa Hôjo dont les droits étaient disponibles. On a donc demandé innocemment : « ce serait possible de faire une offre ? » Ce à quoi on nous a répondu tout aussi innocemment « oui oui, allez-y faites une offre ». Et on s’est gentiment exécutés ! (Rires)

Elle a donc acceptée, le timing a été le bon je dirais…

C’était le bon moment où est-ce que, à cause de la rumeur dont tu parlais plus haut, personne n’a tenté le coup ?

J’ai appris après, pour en avoir parlé avec quelques confrères éditeurs, que certains ont tenté plusieurs fois de les acquérir dans la dernière décennie, mais comme on leur opposait une fin de non recevoir, pour des raisons diverses et variées, ils sont passés à autre chose…

On parle donc bien des anciens titres de Tonkam, La mélodie de Jenny par exemple ?

Voilà.

Un excellent titre qui me servait à promouvoir le manga dans les années 90, qui prouvait que le manga ne se résumait pas au sexe et à la violence !

Pour nous aussi c’est tout une époque ! Ce sont des titres que nous avons découvert avec Cécile (Cécile Pournin, la co-fondatrice de Ki-oon, NDLR) lorsqu’on sortait tout juste du lycée et qu’on commençait la fac de japonais. Nous allions acheter nos mangas en VO à la librairie Tonkam et on essayait de déchiffrer bulles par bulles ce que les protagonistes disaient… Donc ça a une valeur sentimentale très forte pour nous !

Pour quand peut-on espérer le premier tome ?

A priori c’est juillet, mais ça dépendra de la réactivité de nos collaborateurs japonais pour le matériel, sinon ce sera pour plus tard.

Bilan 2012 : le marché, les chiffres et Ki-oon

Venons-en maintenant à ce bilan 2012. En août vous étiez bien partis pour repasser devant l’ensemble Kazé Manga – Asuka au classement en part de marché de GfK (en volume de ventes). Qu’en est-il finalement ?

Au final c’est ce qui s’est passé. Nous étions devant Kazé Manga l’an dernier, mais derrière eux quand on additionnait Kazé Manga et Asuka. Aujourd’hui on reste donc cinquième mais on est au-dessus des deux labels réunis en parts de marché.

On a fini l’année à +15,7% avec 811 166 exemplaires vendus, ce qui est pour nous une année exceptionnelle, mais ce n’est pas du tout représentatif de ce qui se passe sur le marché.

Le marché justement… Il y a deux ans on affichait un repli de 5%, il a été de 1% en 2011 et cette année on arrive à un repli de 5.6 % en volume et de 3.8 % en chiffres d’affaires selon GfK… Ton sentiment là-dessus ?

Si je commence par Ki-oon, je te dirai que nous étions de toute façon confiants pour 2012, nous savions que nous avions un bon catalogue. La plupart des nouveautés comme Front Mission, The Arms Peddler, Prophecy et Bloody Cross sont des titres qui ont très vite trouvé leur public.

Le retour d’Übel Blatt s’est très bien passé, nous avions un peu peur qu’après 2 ans et demi d’absence le public ait décroché. Heureusement ce n’était pas le cas, il y a très peu de déperdition entre les tomes 10 et 11 et nous avons pu enchaîner sans trop tarder – 9 mois plus tard – avec le suivant. Maintenant la série a repris un rythme normal et nous aurons un tome tous les 6 mois au Japon.

Au niveau des enjeux pour 2012 : le notre était le retour à la création originale. On en a d’ailleurs parlé ensemble l’an dernier (interview de janvier 2011, NDLR) car on voulait y revenir de manière assez forte. Nous sommes très satisfaits du résultat car Prophecy est le meilleur lancement manga de l’année sur le tome 1, devant Thermae Romae, Billy Bat, Kingdom Hearts, etc… Qui sont pourtant des licences très attendues ou avec des auteurs populaires.

En plus Tetsuya Tsutsui a joué le jeu en réalisant une tournée nationale à Lyon, Marseille, Aix,  Bordeaux, Rennes, Nantes et même en Belgique. Il a donné de sa personne et a fini en beauté à Japan Expo. On a pu faire une belle mise en avant grâce à lui. Et au-delà de ça, le contenu a lui aussi été bien accueilli puisque les retours presse et lecteurs sont excellents.

Enfin, cerise sur le gâteau, comme nous sommes détenteurs des droits au niveau mondial, nous avons déjà pu vendre Prophecy dans de nombreux pays : États-Unis, Italie, Allemagne, Espagne,  Pologne, Hong-Kong, Taiwan, etc…

C’est chouette qu’un éditeur français vende les licences d’un manga !

C’est une grande fierté !

Le fait de travailler à la japonaise, dans une démarche d’auteur, avait aidé à vous ouvrir les portes de Square Enix. Pour Prophecy, maintenant que les éditeurs japonais s’intéressent davantage à la vente de leur licence, est-ce qu’ils le prennent toujours bien ?

Pour l’instant… Bien sûr ils ne nous disent pas forcément 100% de ce qu’ils ont dans la tête mais on reçoit beaucoup de félicitations d’éditeurs japonais qui trouvent formidable qu’on finisse numéro 1 avec une création originale. Nous n’avons pas eu de critiques, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas, mais rien de déclaré en tout cas.

Et en ce qui concerne la création, vous envisagez d’autres expériences en 2013 ?

Nous prévoyons une nouvelle création originale, Ash & Eli, un shônen d’aventures signé Mamiya Takizaki. C’est l’auteur de notre toute première série Element Line, et c’est un plaisir de retravailler avec elle ! Les 2 premiers tomes seront disponibles le 11 avril. Après des créations dans le seinen (Prophecy), le kodomo (Roji !) et le shōnen (Ash & Eli)… Il ne manque plus que le shōjo !

On a parlé de Ki-oon, mais quel est ton regard sur le marché dans sa globalité ?

Dans un marché plus sain, comme celui d’il y a 3 ou 4 années, ce n’est pas 15.6 % mais plutôt 25% de progression que nous aurions pu viser avec un tel line up. De la même manière, Prophecy est un titre qui n’aurait figuré qu’en 5e ou 6e position du top des lancements il y a quelques années. Donc, si nous sommes dans l’absolu très contents du score réalisé par Prophecy, nous sommes dans le même temps inquiets de constater le peu de renouvellement du marché en termes de licences fortes, et la difficulté de plus en plus grande pour implanter de nouvelles séries.

Personnellement nous préférerions être 8e ou 9e dans un marché qui se porte très bien plutôt que 5e dans un marché en chute, avec un Virgin qui dépose le bilan, une Fnac qui ne va pas beaucoup mieux, et des libraires pris à la gorge !

Bref, si nous sommes ravis de notre catalogue et de sa progression, le marché dans sa globalité n’est pas vraiment à la fête. Nous avons visité un magasin Virgin très récemment (une enseigne qu’on aime beaucoup et dans laquelle on a organisé de nombreuse dédicaces d’auteurs), mais comme le point de vente n’est plus en mesure de commander de nouveautés, on se retrouve avec un rayon manga à moitié vide et qui n’est plus achalandé.  C’est assez triste.

Et comment se porte, en parallèle, la vente en ligne ?

La vente en ligne représente déjà 8% de notre chiffre d’affaires global, et Amazon affiche une progression énorme de 57% sur 2012.

Pour en finir avec le marché du manga, quels sont les évènements marquants de 2012 pour toi ?

Il s’est passé quelque chose de très fort cette année : Pika est passé devant Kana cette année, c’est un signe des temps : c’est l’effet Fairy Tail. Pika est le seul éditeur du top 10 qui a réussi ces dernières années à obtenir le shōnen blockbuster que tout le monde voulait. Après il n’y a pas de mystère : une locomotive comme ça dans un catalogue fait toujours la différence.

Évidemment ils sont tous les deux loin de Glénat car ce dernier a un phénomène encore plus incroyable qui s’appelle One Piece : le genre d’assurance tout risque dont rêve chaque éditeur !

L’autre évènement fort de l’année c’est la Shueisha qui a annoncé au mois de juin que le premier choix sur ses titres reviendrait à Kazé Manga… Ce qui est logique d’un point de vue purement économique. On ne fait pas l’effort de s’installer en France pour se contenter de la 6e place et continuer à donner ses titres forts à des éditeurs tiers. Mais c’est vrai que c’est une donnée qui bouleverse profondément et durablement la donne. Et évidemment, la frustration que ça engendre chez les acteurs historiques qui ont contribué à implanter le manga en France est elle aussi compréhensible.

Tu envisages à long terme un croisement de Kana et Kazé Manga au classement GfK ?

Oui, je pense que c’est complètement inéluctable. Ils seront numéro 1 un jour ! Le prochain Naruto c’est pour Kazé Manga, le prochain One Piece c’est pour Kazé Manga… Cela prendra peut-être 4, 7 ou 10 ans mais étant le représentant numéro 1 en France de l’éditeur de BD numéro 1 dans le monde, ils sont amenés à prendre la première place.

Marketing et éditorial : comment permettre à un titre de réussir ?

On va maintenant s’intéresser de plus près à Ki-oon. Si on regarde le top 10 des lancements, vous êtes sans nul doute l’éditeur le mieux placé : Prophecy, The Arms Peddler, Front Mission, Bloody Cross. C’est assez logique quand on regarde votre stratégie de communication et de marketing, qui se basent sur des démarrages forts…

Nous avons toujours beaucoup poussé sur le lancement des séries parce que la structure du marché fait que si ton titre ne marche pas tout de suite, il est très rapidement éjecté des linéaires des libraires…

Mais ça  ne veut pas dire qu’on ne fait d’investissement sur la durée, je pense qu’on est l’un des éditeurs qui relancent le plus souvent ses titres.

Cette année on a effectivement pu voir une relance plus visible des titres Ki-oon : Blood Alone suite au changement d’éditeur, le coffret Manhole pour parfaire la mise en avant de Tetsuya Tsutsui et Übel Blatt pour son grand retour…

Sur cette année nous avons aussi refait une campagne de télévision, presse et web pour Pandora Hearts qui est la série du catalogue la plus importante en terme de flux global. Ça a payé puisque la série est classée 12e au classement des ventes par série de GfK. Elle fait +7.2% pour arriver à 1% de part de marché. La campagne d’Übel Blatt a été couplée avec la sortie de The Arms Peddler via un gros présentoir en librairie et des spots TV communs. Pour Bride Stories nous avons aussi fait une relance en presse et web pour la sortie du tome 4.

Il y a plein de choses qui ne se voient pas forcément mais en terme d’investissements il y a vraiment une stratégie de soutien sur le long terme sur les grosses séries du catalogue.

Sur votre catalogue toujours, sous l’angle de vos thématiques cette fois-ci. On peut souvent faire un parallèle entre vos titres qui fonctionnent bien et le cinéma : l’an passé on retrouvait dans Judge une influence du cinéma d’horreur, Prophecy ferait une très bonne série US entre Esprits Criminels et 24h Chrono par exemple,  tandis que The Arms Peddler et Übel Blatt combine le médiéval d’un Game Of Thrones avec de la fantaisie et même des touches de vampirisme ou de zombie ! C’est voulu ce choix de thématiques modernes et porteuses ?

Nous avons un catalogue jeune car il puise dans celui d’éditeurs japonais qui ont commencé le manga assez récemment, comme Square Enix, qui est éditeur de jeux vidéo au départ. Dans leurs œuvres vidéo-ludiques ils ont toujours développé des scénarios très en phase avec leur temps… Prenons Final Fantasy 7, par exemple, même si ça commence à dater ! C’est une des premières fois où l’on voyait un personnage vraiment majeur mourir en plein milieu de l’histoire.

Du point de vue scénaristique on retrouve effectivement dans leur mangas des points communs avec les séries américaines : de nombreuses séries à pitch, des séries de genre… Même si aujourd’hui, la série de genre devient un peu une série comme une autre finalement.

Les vampires ou les zombies ne font plus vraiment partie d’un sous-genre, ils sont même particulièrement exposés. Pareil pour la fantasy de manière générale. Et il se trouve que ce sont des thématiques qu’on aime beaucoup : c’est notamment vers la fantasy que nous nous sommes tournés pour aller chercher nos premiers titres.

Est-ce que c’est le coté dark de vos œuvres qui leur apportent une part de leur popularité ? Parce que vos œuvres plus joyeuses et positives comme Run Day Burst ou Amanchu sont parmi vos déceptions des dernières années…

Alors je vais me faire l’avocat du diable. Si toutes nos séries dark marchaient, nous aurions connu un succès phénoménal avec Wolfsmund ! Ce qui n’a pas été le cas alors que c’est difficile de faire plus dark. (Rires)

Cela dit c’est vrai que nos séries « joyeuses » ne sont pas les plus vendeuses du catalogue mais ce n’est pas une constante car Bride Stories possède une atmosphère plutôt positive et fonctionne très bien…

On sera vite fixé avec vos séries de fins d’années qui sont dans cette tendance : Barakamon, Gisèle Alain et Rôji

Barakamon a bien débuté mais Gisèle Alain c’est plus dur. Roji ! quant à lui il a très bien démarré, et a visiblement trouvé son public chez les très jeunes.

Continuons sur le catalogue, avec votre déception de l’année, Wolfsmund

Je tiens à préciser qu’on parle de déception, mais que nous savions de manière assez certaine que ça n’allait pas marcher. C’est un effet de déception car au vu de la qualité de l’œuvre nous aurions voulu qu’elle fonctionne mieux. L’important, c’était de jouer quand même le jeu en faisant de la pub, parce qu’on ne sait jamais vraiment à 100%, et qu’un miracle est toujours possible !

J’en viens donc à mes 2 questions sur ce titre : l’un des points faibles de la série vient de ses couvertures. On peut comparer ce problème avec celui de Samidare chez Ototo dont les couvertures sont très basiques. Mais chez Ototo l’éditeur japonais a enfin accepté une modification des couvertures pour résoudre ce problème. Qu’en est-il pour Wolfsmund ?

Pour notre part on a déjà fait un changement par rapport à l’édition japonaise : nous avons colorisé les couvertures car elles sont en noir et blanc au Japon et cette version est encore plus aride. Mais il y a des limites à ce que tu peux changer car, dans le cas de Wolfsmund, le dessin de la couverture est quand même assez représentatif de ce qu’il y a à l’intérieur….

En plaisantant… On aurait pu commissionner une couverture signée Etorouji Shiono (l’auteur de Übel Blatt, NDLR) et déclarer : « voilà, Wolfsmund, c’est trop de la balle, y a même des elfes dedans, foncez ! » (Rires)

Mais on ne peut pas baratiner les lecteurs non plus. Le graphisme de Wolfsmund est assez particulier et même s’il me parle personnellement, ce n’est pas un graphisme grand public. On peut améliorer  une couverture japonaise mais il est difficile de la changer du tout au tout.

Grégoire Hellot, le directeur éditorial de Kurokawa, expliquait que les japonais se montrent désormais plus coulants sur les changements de couvertures, tu confirmes ?

Oui, beaucoup plus même.

Et puisqu’on parle de Kurokawa, on peut saluer par exemple le changement de couverture de Nozokiana qui est une idée géniale et brillamment exécutée. C’est exactement ce qu’il fallait faire parce que les couvertures japonaises étaient, à mon avis, criardes et vulgaires. Et ils ont réussi à les transformer en quelque chose de sexy et de mystérieux, sans pour autant mentir sur le contenu de l’œuvre. Un vrai boost de séduction qui transcende de loin le matériau de base : chapeau !

Second point sur Wolfsmund, en rapport avec la sortie du tome 3. La presse spécialisée, la presse web notamment, a plébiscité ce tome qui est vraiment marquant. Mais est-ce que ça a eu un impact finalement ?

J’attendais cette question. (Rires)

Et donc non, ça n’a pas eu de réel impact, malgré les nombreuses mises en avant. Ce n’est pas pour dire que les critiques presse n’ont aucun poids mais avec le public manga, la prescription marche finalement assez peu. Très souvent, ce sont des lecteurs qui savent parfaitement ce qu’ils veulent lire, et il faut vraiment pousser un titre très fortement pour avoir une petite chance de les sortir de leurs habitudes.

En fait on peut leur faire découvrir des choses, mais lorsqu’ils se sont faits un premier avis sur un titre il est très difficile d’aller contre ?

Exactement. Une fois que la série est lancée, que plusieurs tomes sont déjà sortis et qu’ils ont eu l’occasion de feuilleter et de se dire que ce n’était pas pour eux c’est super difficile de les faire revenir en arrière. Il y aurait beau y avoir une énorme campagne de journalisme pour dire «  Amanchu c’est génial, lisez-le », l’impact sur les ventes resterait minime.

De plus, au-delà des chroniques qui plébiscitent un titre, c’est surtout les ventes des premiers tomes du manga qui sont décisives. Lorsqu’un titre arrive au tome 3, son sort est scellé. S’il ne marche pas, il n’est plus mis en avant, parfois on ne le trouve même plus en librairie… Donc même si tu arrives à convaincre un lecteur de peut-être s’essayer à une œuvre, s’il faut en plus qu’il aille fouiller un peu partout pour le trouver, ça devient rédhibitoire.

Justement. Il y a comme un malentendu entre éditeurs et libraires depuis que le marché est saturé et chacun se renvoient la balle…

Réfléchit…

Honnêtement je ne sais pas si on peut dire que c’est la faute des libraires. Évidemment un super libraire indépendant qui recommande des titres en ciblant correctement son public c’est super. Il arrivera à vendre plus que la moyenne nationale, même sur des titres qui ont du mal à s’écouler.

Maintenant je ne pense pas que, dans la chaîne du livre, ce soit eux qui portent la responsabilité de la mévente d’un titre. Je pense qu’il y a une différence fondamentale avec le Japon… En France on s’arrête très souvent à la couverture ou à l’impression générale que va dégager un bouquin pour se décider à lui accorder ou non du temps. Au Japon, ils ont cette chance incroyable d’avoir des magazines de prépublication dans lesquels se côtoient des mangas beaux et moches, drôles ou sérieux… Bref, un tas de séries complètement différentes dans un même magazine, et c’est ce qui fait que le lecteur va au-delà de ce qu’il aurait tendance à lire dans un premier temps.

On découvre une œuvre avant de découvrir sa couverture.

Voilà. On découvre une histoire et on choisit ensuite celle qui nous parle le plus. Et si on compare les top 30 des ventes au Japon et en France, tu verras qu’il y a plein de séries ultra-populaires au Japon comme Toriko, Magi, Kuroko, qui sont appréciées avant tout pour leur bon scénario ou leurs bons personnages. Mais ces séries ne marchent pas – ou du moins pas autant – en France parce que l’emballage n’est pas forcément à l’image de ce qu’est censé être celui d’un « manga sexy ».

Toriko pourrait bien être le meilleur manga du monde, si la couverture est moche, les gens n’auront pas envie de le lire.

Est-ce que cette tendance fait d’une couverture pas terrible un élément rédhibitoire lors d’un achat d’une licence ?

Bah… Si c’était le cas nous n’aurions pas sorti Wolfsmund ! (Rires)

Mais ça pèse dans la balance ?

Lorsque nous avons une histoire qui nous emballe et qu’en plus l’emballage est réussi, on sait qu’elle trouvera son public beaucoup plus facilement. Par contre ce n’est pas ce qui nous motive. Par exemple Hôjo n’est plus vraiment un mangaka dans l’air du temps mais peu importe. Afterschool Charisma n’a pas un emballage renversant mais on le propose quand même. Plus récemment Barakamon, l’une de nos nouveautés que je préfère, ne correspond pas du tout aux canons du succès habituel.

Mais on s’en moque. On l’a lu, on a bien aimé et puis voilà.

Nous faisons attention à ne pas avoir 90% de notre catalogue rempli de titres qui ne sont pas dans l’air du temps et seulement 10 % qui risquent de bien se vendre… Sinon on ferait rapidement faillite. Mais il faut trouver un équilibre dicté avant tout par ce qui te parait bon et ce qui te plait. C’est ça qui fait l’identité de ton catalogue. Si tu te contentes de sortir des choses sans réelle cohérence, tu perds ton authenticité et les lecteurs finiront forcément par le voir.

L’évolution du catalogue…

Depuis de nombreuses années vous expliquez que vous disposez d’un rythme de sortie raisonnable, pour ne pas participer à la saturation du marché. Néanmoins votre croissance régulière vous amène aux portes de la centaine de titres en 2012… Est-ce que vous allez poursuivre cette progression qui pourrait vous amener, dans 4 ou 5 ans, parmi les gros pourvoyeurs du marché ?

Pour 2012 on arrive aux alentours de 103 sorties avec 6 tomes de Blood Alone qui sont une réédition. On reste donc peu ou prou stable par rapport à 2011. Pour 2013 on devrait être dans des valeurs voisines.

Est-ce que vous avez une limite ou envisagez-vous une progression continue comme ça ?

C’est un peu difficile à dire. Disons que la stratégie de la boite n’est pas d’augmenter la production pour prendre de la place par rapport aux autres éditeurs. L’augmentation est due au fait que nous travaillons avec de plus en plus d’éditeurs, que nous repérons des titres intéressants un peu partout. La seule limite que nous nous fixons c’est celle de toujours pouvoir accompagner chacune de ces séries comme il se doit.

Qui dit grand nombre de titres dit organisation du catalogue et naissance de première collection.

Je savais qu’on allait en venir aux collections ! (Rires)

C’est vrai que ça doit faire trois ans de suite que je te pose la question ! (Rires)

Et donc cette année, voici votre première d’entre elles, Latitudes…

Je t’avais toujours dit que nous réfléchissions à un moyen de faire autrement qu’une simple collection shônen / shôjo / seinen, mais plutôt qui justifie vraiment la naissance d’une collection. Le format de Latitudes nous paraissaient mériter l’appellation de nouvelle collection, parce qu’elle s’adresse à un public vraiment différent : adulte, pas forcément lecteur de mangas et plutôt de roman graphique ou de  franco-belge. Les fans de manga ont, pour une grande partie, lu Bride Stories et, pour une plus petite partie, lu Emma, donc ce n’est pas vraiment à eux que s’adresse cette collection.

Quel retour sur pour l’instant ?

Auprès du lectorat manga : pas bon. Mais on s’en doutait puisque ce n’était pas pour eux : la plupart se demandaient « pourquoi cette collection alors que Bride Stories vient de sortir ? », s’inquiétaient d’une disparition des petits formats alors qu’il n’y a pas de raison, ou enfin reprochaient le prix trop élevé. Mais là aussi c’est normal, car on vise un autre public et que le format est différent.

Par contre, le retour a été très bon du coté des lecteurs néophytes et des libraires de bande-dessinés classique.

Ça a donc bien marché pour ceux qui l’ont découvert finalement…

Pas au début, où les ventes étaient très difficiles. Nous l’avons sorti fin octobre et cette période a été assez compliquée au niveau des ventes. Nous visions l’effet cadeau de noël et c’est ce qui s’est passé parce que, là, le titre s’est très bien comporté. Mais le succès d’une nouvelle collection se joue forcément sur le long terme. Il faut que le nouveau public visé ait le temps de faire connaissance avec ce catalogue naissant.

Entre Emma et Bride Stories qui l’emporte ?

C’est assez équivalent. C’est un peu plus Emma, mais c’est normal puisqu’il s’agit presque d’une nouveauté car 90% des lecteurs ont découvert Kaoru Mori avec Bride Stories et ne connaissaient pas Emma. Au départ c’était presque du 2 pour 1 en faveur d’Emma mais sur la période de noël, avec un effet cadeau et une notoriété de Bride Stories plus forte notamment du fait d’Angoulême, il y a plus d’achat de Bride Stories venant rééquilibrer la donne.

Est-ce que d’autres collections sont-elles prévues pour 2013 ou après ?

Quand nous aurons plus de titres jeunesse dans le type de Rôji!, nous aurons une collection jeunesse à proprement parler. Je pense les collections Latitudes et Jeunesse seront nos deux prochains axes en matière de collection.

Pour le reste ce sera manga… manga quoi ! (Rires)

Ça tombe bien vous êtes éditeurs de manga ! (Rires)

En fait les autres titres sont susceptibles de plaire à tous les types de lecteurs de manga.

Est-ce que votre catalogue et votre public évolue avec les années ?

Nous avons toujours eu un catalogue qui se renouvelle rapidement car nous avons beaucoup de séries courtes. C’est la raison pour laquelle nous avons toujours beaucoup de lancements dans une année, entre 10 et 12, car on en a presqu’autant qui s’arrêtent tous les ans.

Après le cœur de cible du catalogue n’a pas vraiment vieilli. Il y a la collection Latitudes pour les plus grands mais en dehors de ça nous sommes toujours dans du seinen pour jeunes adultes. Cette cible là, sur les 3 dernières années, n’a pas vraiment évolué.

Maintenant, l’une de nos ambitions à l’avenir est de toucher le public des très petits – c’est ce que nous essayons de faire avec Rôji – et le public des très grands avec Latitudes et les mangas du type Bride Stories.

Les lecteurs de mangas de la première vague, les gens comme nous qui ont la trentaine aujourd’hui, sont beaucoup plus susceptibles d’être intéressés par ça que par du Naruto, car ils ont grandi et ont des aspirations différentes. Il faut un type de lecture pour ce public de plus en plus important. À l’autre extrémité du catalogue, les tous petits sont tout aussi importants pour nous, car il faut élever de nouveaux lecteurs et habituer les enfants à lire du manga. Le recrutement naturel qui se faisait par le biais de la télévision n’est plus là, et il faut le remplacer d’une manière ou d’une autre.

Les animes diffusés à la télévision sont très ciblés adolescents…

C’est vrai. Et c’est dommage parce que le public plus jeune est bien présent aussi, vu le succès d’un Chi chez Glénat, d’un Inazuma Eleven et d’un Pokémon chez Kurokawa ou d’un Beyblade chez Kazé. Par contre, un point qui joue en notre faveur est que beaucoup de lecteurs de manga sont aujourd’hui parents et ils n’ont donc aucune réticence à ce que leurs enfants grandissent avec des animes ou des mangas, contrairement à nos parents à nous… Mais comme il n’y a pas beaucoup d’offre sur cette catégorie d’âge, c’est important de la développer. Surtout que l’offre japonaise est très vaste, et qu’il y a de nombreux titres super intéressants à faire découvrir.

Salon du Livre et édition numérique

Finissons avec les salons : on a beaucoup parlé de l’auteur de Rôji pour le Salon du Livre dans un premier temps et finalement c’est ceux de Cesare

On aurait bien aimé inviter Keisuke Kotobuki, mais il a eu un souci de dos et il a interdiction de prendre l’avion ou de rester assis trop longtemps !

Pour le Salon du Livre on lance effectivement une nouveauté qui s’appelle Cesare. C’est une œuvre de Fuyumi Soryo qui a déjà publié deux mangas en France : Mars chez Panini et E’s chez Glénat. Là il s’agit d’un genre complètement différent puisqu’il est question d’un seinen publié dans le magazine Afternoon (celui de Vagabond entre autres), qui est centré sur le personnage de Cesare Borgia.

C’est un manga historique qui compte 9 tomes pour l’instant et qui est en cours au Japon. Fuyumi Soryo a décidé de s’intéresser à la genèse de Cesare Borgia, c’est-à-dire la période de sa vie pendant laquelle il était étudiant en droit à Pise. On apprend au travers de ses cours, de ses fréquentations et des évènements qui ponctuent sa vie d’étudiant comment il est devenu le Cesare Borgia que nous connaissons tous : homme politique et stratège militaire de génie.

Le tout est d’une richesse graphique et historique assez incroyable. L’auteure s’est fait aider dans ses recherches par un historien japonais, Motoaki Hara, professeur d’université spécialisé dans l’histoire de la renaissance. Il a traduit pour l’occasion une biographie de Cesare Borgia signée Gustavo Sacerdote, un célèbre historien italien, qui était encore inédite en japonais. Ils ont accumulé une masse de documents historiques de référence assez impressionnante après une très longue période de recherche qui a débuté en 2004. Les auteurs ont aussi obtenu de leur éditeur que Cesare puisse, dans une certaine mesure, être dessiné sans contrainte de temps ! Ce qui correspond tout à fait à la vision artistique et non industrielle que les deux auteurs ont de cette aventure.

C’est un titre qui peut bien sûr parler au public manga parce qu’il sait être historique sans être ennuyeux, mais c’est surtout, dans la lignée de Bride Stories, une œuvre capable de plaire à un public très large d’adultes, de parents, de lecteurs occasionnels de BD, car les personnages sont très implantés dans l’inconscient culturel français grâce aux nombreux ouvrages, films, et séries télés sur le sujet.

Nous avons le plaisir d’inviter les deux auteurs au Salon du Livre de Paris, et je pense qu’ils auront plein de choses intéressantes à raconter sur leur bébé, alors venez les voir nombreux !

J’ajouterai pour finir qu’il y a un double enjeu pour nous puisque c’est notre première série chez la Kodansha (pour Blood Alone, il s’agissait de poursuivre une série qui avait changé d’éditeur au Japon). Il y en a d’autres de prévues derrière, et ça nous permettra de varier notre catalogue de manière intéressante.

C’est Blood Alone qui a permis ça ?

En fait nous avions envie de travailler avec eux depuis longtemps car Kodansha a une offre seinen très riche. On se serait par exemple damnés pour avoir un Vinland Saga au catalogue !

Mais c’était trop tôt.…

Néanmoins, la Kodansha nous suivait depuis un moment et observait notre progression. Nous cherchions tous les deux le moyen de travailler ensemble. Après, il y a eu Blood Alone, effectivement, et c’est ce qui nous a permis de nous rapprocher, et de prouver ce que nous pouvions faire avec cette série, au niveau de l’impression, de la communication, etc.

Pour boucler l’entrevue, revenons sur l’interview d’Animeland où vous avez évoqué l’édition numérique. Vous expliquez que Square Enix, votre principal partenaire nippon, édite lui-même ses mangas en numérique et que vous êtes donc bloqués pour le faire de votre propre initiative… Tu peux nous en dire plus ?

Ils le font effectivement depuis un an et demi. Ils continuent de l’exploiter et pour eux c’est un enjeu majeur mais il n’est pas exclu qu’ils laissent la main aux ayants-droit français.

Début 2011, d’autres éditeurs m’expliquaient que les ventes n’étaient pas fameuses…

Effectivement, les ventes ne dépassent pas les deux chiffres pour l’ensemble des éditeurs français. On ne peut pas leur reprocher d’essayer, mais ce qu’on leur dit à chaque fois, c’est que nous sommes prêts, et que s’ils veulent confier ce travail aux ayants-droits français, nous accepterons avec plaisir. Même si ça ne veut pas dire que nous arriverons à vendre des milliers d’exemplaires là où ils ont échoué, car le marché est vraiment très naissant. Mais techniquement nous sommes prêts.

Nous aurions pu nous lancer dans le numérique avec nos licences indépendantes (Prophecy, Roji !, Ash & Eli…) mais nous avions envie d’avoir une offre forte et variée dès le départ. Et puis c’est vrai que pour l’instant, toutes les conditions ne sont pas réunies pour le succès du modèle numérique en France : l’offre numérique actuelle est très éparpillée, il y a de nombreuses initiatives lancées un peu partout. Bref, plein de business model différents mais pas vraiment un qui se soit détaché du lot et qui nous ferait dire : « ah c’est ça qui marche et c’est comme ça qu’il faut faire ».

Nous ne sommes pas dans l’urgence de toute façon. On a l’impression que tout le monde a voulu sauter dans ce train pour ne pas se retrouver sur le quai, quitte à tenter des expériences rapidement avortées. En tout, nous essaierons de nous lancer au bon moment et de la bonne manière !

Très bien, merci Ahmed. Bonne année 2013 à Ki-oon !

Merci à toi, bonne année également !

Retrouvez Ki-oon au prochain Salon du Livre de Paris ou encore sur leur site internet, sur Facebook ou Twitter !

Remerciements à Ahmed Agne, pour son temps, sa bonne humeur et ses réponses intéressantes !

Retrouvez nos interviews éditeurs en manga et japanime :

Manga

Doki-Doki (mai 2012)

Glénat (mars 2009, décembre 2012)

IMHO (avril 2012)

Kana (novembre 2012)

Kazé Manga (avril 2011 – janvier 2012)

Ki-oon (avril 2010 - avril 2011 – janvier 2012 – janvier 2013)

Kurokawa (juin 2012)

Ototo – Taifu (octobre 2012)

Tonkam (avril 2011)

Japanimation

Black Bones (décembre 2012)

Wakanim (Juin 2012)