Les chevaux de Dieu (Nabil Ayouch)

Par Carnetauxpetiteschoses @O_petiteschoses

Ça commence comme une envolée d’oiseaux, par la dispersion rapide de petits garçons sur le sol aride du bidonville de Sidi Moumen, en périphérie de Casablanca.

1997, les garçons ont une douzaine d’années et leur match de foot vient de tourner en bagarre. Leur équipe affrontait un camp ennemi. En guise d’intervention, c’est Hamid, le grand frère qui vient de surgir avec une chaine qu’il a fait tournoyer pour éloigner les autres. Lui, son frère et leurs amis, prennent la fuite en direction de leurs modestes habitations. Au-delà de la route, ils laissent échapper un sourire éclatant et enfantin en direction de leurs adversaires.

Avec eux et grâce à la caméra vive et embarquée de Nabil Ayouch, nous entrons dans le bidonville. Leurs vies se situent au milieu des détritus dans lesquels ils farfouillent dans l’espoir d’y dénicher un objet à revendre, leur maison où leurs parents les élèvent sévèrement avec un jugement qui place le Bien et le Mal où on les soupçonnerait pas, et surtout entre eux parmi leurs copains. Tarek, surnommé Yachine (comme le gardien de but qu’il affectionne) le héros toujours affublé de son ami Nabil, considère surtout son grand frère Hamid comme un modèle. Il mène rondement sa vie, décroche les missions à risques, ramène de l’argent et des cadeaux à la maison, et se fait respecter de tous.

Transgressant les frontières de leur âge, ils parlent avec un langage fleuri, en criant le plus souvent, en fumant et en buvant. Leur enfance se clôt sur un épisode d’une violence inouïe, infligée dès le début du film. Un non-dit sur lequel on passera. On s’attend à une suite aussi insoutenable.

Deux ans plus tard, on retrouve nos héros qui grandissent trop vite, qui cherchent leur place dans le monde, et qui font chacun de petits métiers. Seul Hamid est un caïd en devenir et fait toujours autant régner sa loi. De façon amusante, on les retrouve sur le terrain de foot, dans une réplique de celle qui ouvre le film. Rien n’a changé, le grand frère protège toujours le petit, lui souhaite une meilleure vie et de meilleures mœurs que lui, et pense au fait que l’un des deux doit s’en sortir pour veiller sur leur mère. Yachine se résigne avec difficulté à son métier de vendeur d’oranges, et se heurte à la concurrence et au fait qu’il lui est impossible de mener sa vie tranquille, sans être dérangé par les autres. L’affrontement et le conflit sont toujours présents, son emplacement est discuté, on lui réclame de travailler pour quelqu’un. Jusqu’à ce que son frère se fasse arrêter et conduire en prison.

Tant bien que mal il se remet de ce déchirement, décroche un nouveau travail, commence à subvenir aux besoins de sa famille.

Avec Nabil, fils d’une chanteuse aux formes généreuses, ils s’épaulent et restent inséparables. Car leur réalité est avant tout un monde de garçons, où les filles et les femmes sont absentes. Yachine nourrit en secret depuis son enfance un amour pur pour Ghislaine sa voisine qui est aussi la petite sœur de son ami Fouad. Ghislaine est inaccessible. Dans leur monde, ce qui importe pour eux c’est d’accomplir quelque chose, mais c’est une perspective compliqué dans l’atmosphère saturée du bidonville. Ce qui est intéressant de voir par le biais de cette caméra presque objective, ce sont les rapports des garçons entre eux. Leur soutien indéfectible, leur amitié qui fait leur force, les relations des deux frères qui évoluent et la considération du petit pour le plus grand qui se transforme, et toujours cette protection sans conditions que le grand souhaite au petit. Ce qu’on relève aussi et ce qui gêne parce qu’on ne s’y attarde pas (comme cela arrive dans la vie), ce sont les non-dits. De ceux qui ne peuvent se formuler, ceux qui consernent un acte honteux, un sentiment indicible, ou une situation incongrue. On voit ainsi la scène du début passée littéralement sous silence, le sentiment de rejet et d’amour que Nabil a pour sa mère vécu dans le silence, un meurtre dérangeant, un épisode avec un rouge à lèvres, ou des scènes de tendresse un peu bizarres. Les garçons avancent dans la vie en tâtonnant, en se cherchant, en essayant de savoir qui ils sont. Leur monde est comme hermétique, géographiquement c’est comme un non lieu dans la ville, à laquelle ils ne se mêlent pas. Fouad déclare ainsi à la fin, le sourire aux lèvres, que c’est la première fois qu’il y vient. Dans cette bulle de laquelle il faut sortir, (Fouad le dit encore en parlant du destin de sa sœur, il faut s’en sortir, s’extirper du ghetto) il existe de rares moments de liberté pure. Des moments simples où les amis font un tour de tous leurs endroits favoris en mobylette, qu’ils découvrent le camp de préparation à leur destin de martyr dans les collines au milieu de la nature, ou quand ils courent à toutes jambes sur la terre battue.

Comme réponse à leur errance et à leur futur obstrué, l’islamisme radical répond par une paix intérieure, une solidarité, une discipline et un cadre. Dans le cheminement vers leur destin de martyr, nous suivons leur embrigadement, l’évolution de leur physique, de leur discours ponctué du mot « dieu », de leur volonté de faire le Bien. Le leader voit Yachine d’un bon œil et abreuve la rivalité entre les deux frères. Bientôt c’est lui qui devient le favori. Est-ce parce qu’il est capable de tuer pour rétablir le Bien (ce qu’il croit être bien), comme il l’a déjà accompli ? Est-ce parce qu’il s’agit d’intervenir tout de suite sur le rapport qu’il entretient avec le meurtre ? Toujours flanqué de Nabil, Yachine endosse avec droiture ce rôle, devant son frère qui déplore le voir se préparer pour la mort, et qui flanche devant leur objectif. Yachine est « débaptisé » pour prendre son prénom de naissance, Tarek, on lui retire son rêve d’enfant, pour lui attribuer un destin exemplaire. Derrière la motivation de servir la patrie et Dieu, il y a aussi avant tout certainement, un motif personnel. Mourir en martyr c’est acheter son salut et se garantir une place au paradis (où on sera libre de côtoyer les femmes), c’est aussi s’inscrire dans l’histoire et bénéficier de la gloire. C’est ces préceptes qu’on décèle dans le discours de Yachine lorsqu’il parle à battons rompus à son frère. Pour lui mieux vaut accomplir quelque chose que de rester dans l’inaction, la vie n’offre rien de bon. Ils prennent place parmi les 5 attentats suicides du 16 mai 2003.

Même si le déroulé du film semble facile, notamment l’embrigadement de jeunes garçons perdus, le point de vue objectif du réalisateur pose un regard nuancé sur les rapports humains et surtout une réalité irréfutable. Qui dérange.

A voir :

Les chevaux de Dieu, un film marocain, français, belge de Nabil Ayouch (1h55)

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