Ce sentiment est renforcé par la lecture de deux ouvrages du journaliste d’investigation Gianluigi Nuzzi, Vatican S.A. (dont on trouvera un compte rendu dans ces colonnes) et, publié plus récemment, Sa Sainteté (Editions Privé, 348 pages, 17,95 €). Comme dans son précédent essai, l’auteur livre ici des faits accablants sur la gouvernance de l’Eglise et l’attitude de ses dignitaires ; comme dans son précédent essai, l’auteur se fonde sur des témoignages de première main et une solide documentation, dont on peut supposer qu’elle est en partie issue des Vatileaks, ces documents secrets divulgués par Paolo Gabriele, le majordome de Benoît XVI. Dans l’un et l’autre cas, ces preuves ne sont pas arrivées jusqu’au journaliste par hasard ; ses informateurs, catholiques convaincus écœurés par ce qu’ils avaient pu constater alors qu’ils remplissaient leurs fonctions avec probité, les avaient réunies parce qu’elles démontraient combien les actes de certains responsables, situés aux plus hauts niveaux de la hiérarchie vaticane, s’opposaient en tous points au message christique.
Chacun se fera une opinion ; pour autant, la lecture de Sa Sainteté nous montre que, dans cette organisation centralisée à l’extrême, toujours prompte à donner des leçons de morale à la terre entière, pratiquement tous les commandements du décalogue sont bafoués, sacrifiés à la cupidité des uns, aux ambitions personnelles des autres. Avec, en outre, cette dérangeante impression que, pour assurer la protection de l’institution et des cadres qui la dirigent, tout est permis – dissimuler les scandales plutôt que les dénoncer reste la règle – jusqu’au mépris des fidèles et des victimes, notamment dans les affaires de pédophilie.
Parmi les faits révélés dans cet essai, certains feront sourire, comme ce club de strip-tease milanais, où se produisirent, dans les années 1980-1990, de nombreuses stars du X (y compris la célèbre Cicciolina), dont les murs appartiennent à une congrégation religieuse. On s’amusera aussi d’apprendre que la maison d’édition Weltbild, propriété de l’Eglise allemande, proposait, dans son catalogue, 2500 titres érotiques ou ésotériques, ce que n’ignoraient pas les évêques d’outre-Rhin qui, plus intéressés par de précieux dividendes que par la défense de leur habituelle « morale » sexuelle, laissèrent la situation perdurer jusqu’à ce que Benoît XVI se gendarme publiquement en 2011. Déjà sous Paul VI, qui avait condamné la contraception dans son encyclique Humanae vitae, des journalistes avaient découvert que le Vatican était actionnaire d’un laboratoire pharmaceutique célèbre pour ses pilules anticonceptionnelles…
On rira moins en apprenant que, parmi les moyens les plus répandus ayant cours à la Curie pour se débarrasser d’un adversaire, d’un concurrent ou d’un gêneur, on compte le complot et la lettre anonyme, colportant calomnies et ragots dénués de tout fondement – l’accusation d’homosexualité, dans un milieu où elle est fort répandue, se révélant d’une efficacité particulièrement redoutable. On ne rira pas davantage en apprenant que, dans les affaires de corruption qui minent l’Etat catholique, on sanctionne ceux qui les dénoncent et veulent y mettre un terme pour mieux protéger les corrompus, ou que le blanchiment d’argent reste d’actualité à la banque vaticane.
L’essai apporte aussi un éclairage sur les moyens déployés par l’Eglise auprès du gouvernement italien, même en période de crise, pour échapper à l’impôt sur son immense patrimoine immobilier, mais aussi sur la protection dont jouissent des prêtres ouvertement antisémites, sur les négociations avec les catholiques intégristes et le cas de l’évêque négationniste Williamson. On apprend encore comment il est possible de transformer en martyr chrétien un prêtre polonais assassiné par trois gitons en Equateur, au cours d’une partie fine qu’il avait organisée.
On reconnaîtra à Benoît XVI le mérite d’avoir agi pour que ce scandale cesse – mais comment aurait-il pu rester muet, alors que le voile avait été levé sur ces crimes, non par l’Eglise, mais par les victimes et la presse ? Il est évident, si l’on pose sur le Vatican un regard rétrospectif, que deux pontifes portèrent une lourde responsabilité dans les dérives de l’institution qu’ils avaient pour charge de diriger : Paul VI d’abord, qui introduisit les pratiques bancaires illégales à l’I.O.R. (banque du Vatican) avec Michele Sindona (banquier de la mafia, mort en prison d’un café au cyanure) et Roberto Calvi (patron de la Banque Ambrosiano, « suicidé » sous un pont de Londres). Wojtyla ensuite qui, en toute connaissance de cause, couvrit ces délits financiers massifs jusqu’à protéger les dirigeants de l’I.O.R. lorsqu’ils firent l’objet d’un mandat d’arrêt en Italie, puis étouffa l’ensemble des affaires de pédophilie sans même prendre le soin de sanctionner leurs auteurs. Deux lourds dossiers pour ce pape qu’il est de bon ton, cependant, d’encenser et que certains voudraient canoniser. Seul Jean-Paul Ier voulut nettoyer ces écuries d’Augias ; il mourut « miraculeusement » la veille de mettre en œuvre son projet… Quant à Benoît XVI, il semble que la tâche lui parut si difficile qu’il préféra jeter l’éponge.
Avec Sa Sainteté, essai capital pour comprendre le fonctionnement du Saint-Siège alors que se prépare l’élection d’un nouveau pontife, le lecteur ne descend pas seulement dans les passionnantes archives secrètes du Vatican, il en visite aussi les égouts. A l’occasion des Vatileaks, des analystes évoquèrent une « atmosphère de fin de règne ». La renonciation de Benoît XVI semblerait leur donner raison. Pour autant, les finances douteuses, les complots peu reluisants et même l’existence d’un « lobby homosexuel » dont on s’étonne (naïvement) aujourd’hui n’ont rien de bien nouveau. Il suffit de lire les différents ouvrages que publia Roger Peyrefitte (notamment Les Clés de Saint-Pierre, 1955, Chevaliers de Malte, 1957 ou Propos secrets, 1977 et 1980) pour constater que ces pratiques étaient connues depuis longtemps et que rien ne fut entrepris pour y mettre fin.
Les Romains, fins observateurs des mœurs de la Curie, font parfois une plaisanterie féroce à son sujet, fondée sur les plaques minéralogiques des limousines vaticanes qui portent les lettres «SCV» (Stato della città del Vaticano). Cette plaisanterie tient en une inversion du sigle : «SCV VCS» qui, une fois traduite de l'italien, signifie : «Si le Christ vous voyait, il vous chasserait tout de suite». Voilà qui définit assez fidèlement le sentiment du lecteur lorsqu'il referme Sa Sainteté...
Illustration : Caricature issue de L'Assiette au Beurre.