Un labeur atroce et parfaitement inutile !

Publié le 09 mars 2013 par Perce-Neige

Puisqu’il s’agit toujours d’écrire, de travailler son style, de s’approprier une langue qui nous est, au fond, curieusement étrangère, puisqu’il s’agit toujours d’approcher le sens que l’on accorde à tout ça, je vous livre ces réflexions de Roland Barthes dans « Le degré zéro de l’écriture » (Éditions du Seuil). 
Bien avant Flaubert, l'écrivain a ressenti - et exprimé - le dur travail du style, la fatigue des corrections incessantes, la triste nécessité d'horaires démesurés pour aboutir à un rendement infime. Pourtant chez Flaubert, la dimension de cette peine est tout autre; le travail du style est chez lui une souffrance indicible (même s'il la dit souvent), quasi expiatoire, à laquelle il ne reconnaît aucune compensation d'ordre magique (c'est-à-dire aléatoire), comme pouvait l'être chez bien des écrivains le sentiment de l'inspiration: le style, pour Flaubert, c'est la douleur absolue, la douleur infinie, la douleur inutile. La rédaction est démesurément lente (« quatre pages dans la semaine », « cinq jours pour une page », «deux jours pour la recherche de deux lignes »); elle exige un « irrévocable adieu à la vie », une séquestration impitoyable; on notera à ce propos que la séquestration de Flaubert se fait uniquement au profit du style, tandis que celle de Proust, également célèbre, a pour objet une récupération totale de l'œuvre: Proust s'enferme parce qu'il a beaucoup à dire et qu'il est pressé par la mort, Flaubert parce qu'il a infiniment à corriger; l'un et l'autre enfermés, Proust ajoute sans fin (ses fameuses « paperolles »), Flaubert retire, rature, revient sans cesse à zéro, recommence. La séquestration flaubertienne a pour centre (et pour symbole) un meuble qui n'est pas la table de travail, mais le lit de repos: lorsque le fond de la peine est atteint, Flaubert se jette sur son sofa : c'est la « marinade », situation d'ailleurs ambiguë, car le signe de l'échec est aussi le lieu du fantasme, d'où le travail va peu à peu reprendre, donnant à Flaubert une nouvelle matière qu'il pourra de nouveau raturer. Ce circuit sisyphéen est appelé par Flaubert d'un mot très fort: c'est l'atroce, seule récompense qu'il reçoive pour le sacrifice de sa vie. Le style engage donc visiblement toute l'existence de l'écrivain, et pour cette raison il vaudrait mieux l'appeler désormais une écriture: écrire c'est vivre (« Un livre a toujours été pour moi, dit Flaubert, une manière spéciale de vivre »), l'écriture est la fin même de l'œuvre, non sa publication. Cette précellence, attestée - ou payée - par le sacrifice même d'une vie, modifie quelque peu les conceptions traditionnelles du bien-écrire, donné ordinairement comme le vêtement dernier (l'ornement) des idées ou des passions. C'est d'abord, aux yeux de Flaubert, l'opposition même du fond et de la forme qui disparaît: écrire et penser ne font qu'un, l'écriture est un être total. C'est ensuite, si l'on peut dire, la réversion des mérites de la poésie sur la prose : la poésie tend à la prose le miroir de ses contraintes, l'image d'un code serré, sûr: ce modèle exerce sur Flaubert une fascination ambiguë, puisque la prose doit à la fois rejoindre le vers et le dépasser, l'égaler et l'absorber. C'est enfin la distribution très particulière des tâches techniques assignées par l'élaboration d'un roman; la rhétorique classique mettait au premier plan les problèmes de la disposition, ou ordre des parties du discours (qu'il ne faut pas confondre avec la composition, ou ordre des éléments intérieurs à la phrase); Flaubert semble s'en désintéresser; il ne néglige pas les tâches propres à la narration, mais ces tâches, visiblement, n'ont qu'un lien lâche avec son projet essentiel: composer son ouvrage ou tel de ses épisodes, ce n'est pas « atroce », mais simplement « fastidieux ». 
Et toujours à propos de Gustave Flaubert, toujours rapporté par Roland Barthes dans le même ouvrage : « Quelquefois quand je me trouve vide, quand l'expression se refuse, quand après avoir griffonné de longues pages, je découvre n'avoir pas fait une phrase, je tombe sur mon divan et j'y reste hébété dans un marais intérieur d'ennui » (1852). « On n'arrive au style qu'avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée » (1846). « J'ai passé ma vie à priver mon cœur des pâtures les plus légitimes. J'ai mené une existence laborieuse et austère. Eh bien! je n'en peux plus! je me sens à bout. » (1875) « ... Je ne veux rien publier ... je travaille avec un désintéressement absolu et sans arrière-pensée, sans préoccupation extérieure... » (1846).