Billet de Maestitia, par Myriam Ould-Hamouda…

Publié le 11 mars 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

 

Santé !  Autour de la table, les rires des convives accompagnent les cliquetis des verres qui s’entrechoquent.  C’est jour de fête, alors l’alcool coule à flots.  Évidemment.  Inévitablement.

Entre le cousin Éric et la belle-sœur Sylvie, Jacques – prostré sur sa chaise – observe la scène silencieusement.  S’efforçant de sourire, en accompagnant les cliquetis de son verre vide heurtant d’autres verres, remplis, eux.  S’efforçant de feindre l’indifférence à ces multiples On trinque pas le verre vide !  Pourquoi ne trinquerait-on pas le verre vide, d’ailleurs ?  Est-ce que ça porterait malheur, comme toutes ces indigestes superstitions ?  Ou s’apparenterait-on dès lors à un misanthrope qui ne souhaite pas partager le nectar qui unit ?  Personne ne sait, probablement.  Personne ne veut savoir d’ailleurs.  Tout le monde boit et la question reste en suspens, au-dessus du vin qui ruisselle.

– Qu’est-ce que tu veux boire, Jacques ?

– Ne t’inquiète pas, je vais me servir un jus de fruit.

– Allez, c’est la fête, tu ne préfères pas des bulles ?!

– Non, merci.  Je ne bois pas.

Je ne bois pas.  Jacques croit distinguer ces quelques mots résonner dans la salle, figeant tout sur leur passage.  Je ne bois pas.  Et les verres de s’arrêter de cliqueter.  Je ne bois pas.  Et les convives de s’arrêter de rire.  Je ne bois pas.  Et tous les regards de se fixer sur lui.  Je ne bois pas.  Pour un instant.  Une éternité.  Je ne bois pas.  En réalité, la fête bat son plein et personne n’a prêté attention à ces mots, à présent en miettes à terre.  C’est vrai, Jacques ne boit pas.  Plutôt, Jacques ne boit plus.  Parce que, ces dernières années, il ne les a passées qu’à ça.  Boire.  Encore et encore.  Boire.  S’enivrer surtout.  D’alcool fort en gueule.  Qui le faisait devenir un autre.  Un autre qui, comme l’alcool, avait de la gueule.  De l’assurance, du charme, de l’humour.  Pas comme lui, qui n’était qu’une ombre inaudible.  Mais l’alcool est une maîtresse qu’on ne peut concilier avec d’autres envies.  Lorsqu’il avait rencontré Annabel, il avait donc cessé toute relation avec celle qui l’envoyait au septième ciel toutes les nuits.  Mais il y a quelques semaines, Annabel était partie.  Emportant avec elle ses envies, et un pan de sa vie.  Depuis, Jacques lutte intérieurement contre la belle enfouie qui ne demande aujourd’hui qu’à retrouver sa place.  Alors oui, prononcer ces quelques mots – Je ne bois pas –, ça lui coûte.

– Ben alors, Jacques, il paraît que tu carbures à l’Oasis ?

– Oui, ça te pose un problème ?

– Ben non, mais c’est dommage !  Allez quoi, c’est la fête, mon Jacquot !  J’ai ramené un Macvin qui enverra tes papilles au paradis…  Ça ne te tente vraiment pas ?

–…

– Une gorgée, pour me faire plaisir !

­– Bon, allez, pour te faire plaisir alors…  Trois gouttes.

– Tu ne le regretteras pas !

Qu’il dit, le gars qui s’éloigne insensiblement après avoir rempli généreusement le verre de Jacques.  Qu’il dit.  Mais Jacques sait, lui.  Qu’il le regrettera. Amèrement, même.  Parce que dans le monde de Jacques, une gorgée, ça n’existe pas.  Une gorgée est toujours accompagnée d’autres.  Et d’autres.  Et d’autres, encore.  Parce que Jacques vit dans le monde des alcooliques abstinents où, même si l’alcool n’est plus là physiquement, il est pourtant présent, tapi dans l’ombre, prêt à surgir à la moindre seconde trop fragile.  Et là, il a cédé à cette seconde trop fragile.  Cette seconde où l’ombre d’Annabel s’est dessinée devant lui.  Cette seconde où les dés de sa destinée lui ont semblé pipés.  Cette seconde avec l’autre et sa gueule de Pour me faire plaisir.  C’est à cause d’eux.  Uniquement à cause d’eux.  Pas dupe de ces fausses excuses, au fond, Jacques sait qu’il est le seul responsable de ce qui se passera ensuite.  Ni le souvenir d’Annabel, ni le hasard, ni l’autre ne l’auront forcé à boire ce verre.  Pas plus que les quelques bouteilles qui suivront.  Il en avait envie.  Besoin.  Et il a cédé.

La fête s’est achevée il y a trois heures.  Jacques est rentré chez lui, après quelques verres seulement.  Quelques verres de rien du tout, qui manquaient vraisemblablement de degrés puisqu’il n’aura même pas effleuré l’ivresse.  Cette ivresse tant convoitée.  Prostré sur son canapé, ça fait maintenant trois heures que le monde tout entier semble flancher autour de lui.  Ses murs se tordent sous des spasmes incontrôlés.  Son plafond craquelé s’effrite sur ces meubles morts.  Et son sol se dérobe sous ses pieds éreintés.  La pendule du salon a entamé une valse langoureuse, longue et douloureuse, contre un temps qui n’est plus.  Ça fait maintenant trois heures qu’il observe, impuissant, le monde s’ébrouer, immobile sur le canapé.  Ça fait maintenant trois heures que son monde tout entier semble claquer en lui.  Et qu’en son corps figé se joue une pièce en trois actes.  Une pièce en sourdine, au rythme effréné, à l’allure sanguine.  Acte premier, cette voix qui hurle, suffoque un silence assourdissant.  Bois.  Bois.  Bois.  Acte second, ces jambes qui le portent vers le monde extérieur, en quête d’une épicerie encore ouverte un peu trop tard.  Viens.  Viens.  Viens.  Troisième acte, cette main qui porte ce premier verre d’alcool fort en gueule jusqu’à sa bouche.  Et glou.  Et glou.  Et glou.  Le monde revient clandestinement à lui, le plafond se raccorde, le sol se solidifie, la pendule reprend son rythme de croisière, et Jacques renaît.  Les quelques autres bouteilles, de rhum, d’absinthe, ou de n’importe quoi, qui trônent sur la table du salon esquissent une éternelle nuit de noces où demain n’existe pas.

Notice biographique

Myriam Ould-Hamouda (alias Maestitia) voit le jour à Belfort (Franche-Comté) en 1987. Elle travaille au sein d’une association pour personnes retraitées où elle anime, entre autres, des ateliers d’écriture.

C’est en focalisant son énergie sur le théâtre et le dessin qu’elle a acquis et développé son sens du mouvement, teinté de sonorités, et sa douceur en bataille — autant de fils conducteurs vers sa passion primordiale : l’écriture. Elle écrit comme elle vit, et vit comme elle parle.

Récemment, elle a créé un blogue Un peu d’on mais sans œufs, où elle dévoile sa vision du monde à travers ses mots – oscillant entre prose et poésie – et quelques croquis,  au ton humoristique, dans lesquels elle met en scène des tranches de vie : http://blogmaestitia.xawaxx.org/

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

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