Géré par des clowns, l’État français devra rembourser des milliards

Publié le 12 mars 2013 par H16

Grande découverte : il semblerait que la Commission Européenne va infliger un sévère recadrage à la façon dont l’État français gère certaines affaires. Découverte encore plus grande : relatée par nos médias, l’affaire prend une tournure délicieusement décalée sur le mode « Méchante Bruxelles fouette Gentil Paris », dans une espèce de débordement patriotique un peu lyrique généreusement badigeonné du n’importe quoi journalistique habituel.

L’affaire est résumée, à gros traits, dans quelques articles de presse construits dans ce style navrant qui caractérise le journalisme d’improvisation que notre époque semble chérir. Dans le meilleur des cas, on se contente d’un « Une facture de 4.2 milliards pour les Français », pas à proprement parler faux mais déjà lourdement orienté ; dans les autres occurrences, c’est un festival : « La France menacée de devoir rembourser plusieurs milliards par Bruxelles » pour PravdaTV Info, « Paris doit entre 8 et 9 milliards d’euros à Bruxelles » pour Boursier, ou carrément « Ces impôts, taxes et subventions que l’Europe interdit à la France » pour un Challenges très en forme (le challenge étant manifestement de trouver de nos jours des journalistes à la hauteur).

J’attends les petits articles de Libération et du Monde pour mettre en marche le fouet mécanique et le plonger dans le bol de caca, mais sans même avoir parcouru les articles, on sait déjà, résigné, qu’on va devoir touiller de la bonne Pignouferie de Presse.

Avant d’éplucher les bananes journalistiques, attardons-nous un peu sur le fond de l’affaire. Un truc à plusieurs milliards d’euros, ça mérite qu’on se penche sérieusement sur la question, non ? Et lorsqu’on se penche (pas trop, le gouffre est imposant et la chute serait douloureuse), on découvre que l’État français, dans son habituel jmenfoutisme décontracté, s’est généreusement assis sur un certain nombre de directives européennes, soit en les transposant trop tard, soit (plus classique) en ne tenant absolument pas compte de la transposition, soit (pour les règlements, qui ne sont pas transposés mais appliqués tel que) en oubliant les parties gênantes des accords internationaux correspondants ; ici, il faut bien comprendre que lorsque j’écris « l’état français », cela signifie en réalité « les clowns qui en ont la charge au moment critique d’appliquer ou non les règlementations ou directives en question ».

Et cette fois-ci, les litiges se sont accumulés sur des impôts, des taxes illégitimes et des subventions inappropriées ou tout simplement interdites. Pourtant, la Commission Européenne, peu encline à cogner trop fort sur les états membres qui sont, par nature, les pourvoyeurs de fonds de l’Union Européenne, avait laissé, à chaque fois, le temps à l’État français de corriger le tir.

Par exemple, on apprend que les OPCVM étrangers sont taxés à 30% sur les dividendes qu’ils perçoivent des sociétés françaises, tandis que les OPCVM français ne payent aucune taxe sur ces mêmes dividendes. Cette discrimination est (évidemment) interdite, et en plus, en juin 2009, par l’arrêt dit Aberdeen, la Cour de Justice européenne avait jugé discriminatoire le système fiscal finlandais sur les OPCVM, qui fonctionnait comme le système français. Il était donc évident, dès cette date, que le système français allait se prendre un bon rappel à l’ordre bien senti. Pire : dès 2006, des plaintes d’organismes étrangers soumis à cette taxe avaient enclenché la procédure… Aussitôt mis au courant, les services de l’État et les ministres concernés de l’époque se sont – vite, vite – empressés de passer à un autre sujet, en laissant la situation s’enkyster pendant trois années supplémentaires après 2009 (et 6 si l’on part des premières plaintes).

À présent, il va donc falloir, pour l’État français, rembourser les sommes indûment perçues, couvrant toutes les taxes payées depuis 2004. Et comme la condamnation était à peu près inévitable, une modification de la législation fiscale dès 2009 aurait évité de percevoir (et donc, de rembourser maintenant) des sommes depuis cette date. Comme il s’y ajoute des intérêts de retard, on comprend que l’ensemble s’envole rapidement.

Il faut donc bien comprendre qu’au contraire de ce qui est décrit dans les vibrants articles de notre presse nationale, l’État français n’est pas menacé par Bruxelles (le flingue au poing ?), mais bien condamné avec un procès équitable, qu’il était effectivement en tort et pas qu’un peu, qu’il avait largement eu le temps de se retourner mais n’en a rien fait et qu’il mérite amplement le petit bourre-pif qu’il est en train de se prendre. Évidemment, ce sont bien les Français qui vont devoir payer l’incurie des bouffons qui n’ont pas pris au sérieux les avertissements des cabinets spécialisés et de la Commission elle-même ; on regrette fortement que tout ou partie de la somme à rembourser ne soit pas directement ponctionnée sur les responsables de l’époque ainsi que les responsables actuels qui ont, finalement, accepté la reprise du bébé. Après tout, si un entrepreneur reprend une entreprise au bord de la faillite, il s’engage à son tour personnellement à la remettre en ordre ou à payer de sa poche les conséquences d’un échec ; pourquoi en serait-il autrement avec les politiciens ? Je suis sûr, en outre, qu’une telle condition dans l’exercice des mandats les rendrait plus responsables, et instantanément moins rigolos. La vie politique, on peut le parier, perdrait une palanquée de comiques et d’autres jeanfoutres comme on en voit pavaner à l’Assemblée actuellement, mais l’État gagnerait en dignité et en budgets équilibrés ce qu’il aurait perdu en fanfaronnades débiles.

Reste néanmoins que pour certains, tous ces règlements, toutes ces directives, c’est très joli mais cela empêche l’État de taxer à loisir. Quelque part, c’est très triste : s’il n’y avait pas cette fichue Europe, il semble évident que les budgets déficitaires seraient déjà de l’histoire ancienne et qu’on se serait sorti de la crise depuis longtemps à coup de relances et d’investissements publics, de grands travaux et autres services sociaux généreux. Mais si. Cela revient un peu à s’envoler en tirant sur ses lacets de chaussures, mais l’important, pour les politiciens et les économistes qui fleurissent dans ce pays, et les journalistes qui relaient avidement leur non-pensée économique, c’est que l’avenir ne soit pas entaché d’une réduction quelconque des dépenses. Dans ce cadre, tout remboursement, toute amende, toute application du droit communautaire risque in fine de réduire les « marges de manœuvres » de l’État en matière de généreuse distribution. Dès lors s’explique fort bien la nervosité lisible dans certains articles et dans la bouche d’autant de ministres.

Et devant telle attitude, tel acharnement à ne pas voir l’incurie des gestionnaires de l’Etat et telle désinvolture devant l’impôt, comment ne pas conclure que ce pays est foutu ?