Jude le Clair-Obscur

Publié le 12 mars 2013 par Les Lettres Françaises

Jude le Clair-Obscur

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Rappelons que Jude Stéfan, né en 1930, est un poète qui se moque du monde, et plus encore de lui-même. Justice et justesse. Sur sa vie, il n’y a pas grand chose à dire : longtemps professeur de français dans un lycée de province, auteur d’une vingtaine de recueils, pour la plupart publiés chez Gallimard… C’est tourner court la biographie. Cela suffit, ma foi, pour croquer un poète ; en dire plus serait le desservir.

Disparates est rassemblé sur ma table. Allons-y. Le recueil, composé en dix parties, s’ouvre sur une première dédicace: « Aux muses et Parques. » Ce sont les filles faciles de la poésie de Stéfan. Ses vers semblent coupés par les ciseaux de la Sœur terrible, atropos. On trébuche de rejets en contre-rejets baroques: fantasme d’une fragmentation infinie du monde, de la parole poétique et du sens. On y trouve même, sans pour autant y voir quelque ristatrie, au moins un vers éventré par le milieu d’un mot: « Que j’aime me dénuder épi-/ante-épiée. » L’herméneute trouvera toujours du sens. J’y vois au contraire le parfait arbitraire de la Parque.

Obsession de la mort à chaque page de la vie, forcément insignifiante. L’homme est « condamné à sa fin / par péché de naître », quelle que soit sa grandeur; nulle pensée, nulle joie ne viendra l’en consoler. Stéfan ne mâche jamais ses mots contre cette vie d’ennui et d’attente du temps de disparaître. Je l’en remercie. (Qui osera crier, sottement, contre Rimbaud: vive la vie !?)

Mais que faire de nos jours déplorables? Faut-il « se décréer / par le feu dans le flot » ? Se suicider pour mettre fin au défilé regrettable des hommes et des rues? même cela fait bâiller le poète. « ‘C’est rien c’est trop’/ la mort de soi / la mort d’autrui. » Stéfan préfère profiter des maigres plaisirs volés au nez et, si j’ose dire, à la barbe de la Parque. Goûter la succulente pourriture des corps. J’aime cette douce crudité: « Sa / bouche me parcourt / à m’engloutir. » Stéfan nous promène dans ses bordels, au milieu des communs culs, des communs seins, à la recherche de celle en qui il s’oubliera et qui sera « mieux aimée même que la mer ». Dans ces moments d’amour charnel, il semble abandonner le qui-vive. Une fenêtre ouverte?

C’est compter sans « la mort là, toujours à la porte ». Et « la poésie chasse l’amour / qui prétendait la nourrir ». il y a tout de même la poésie. Le poème permet aussi de « se décréer ». La poésie de Stéfan est une poésie « décréatrice » : il se dévêt de sa vie, transfigure, désosse le langage, nie la syntaxe et abolit le temps. Le poète est en concubinage avec les anciens, qui ont eu la chance d’échapper « au Crucifié / et à ses vingt siècles d’Église ». Jude le « Sad(d)ucéen » bâtit un labyrinthe livresque et linguistique où le lecteur imprudent peut se perdre. Ses poèmes sont des bric-à-brac exquis d’objets modernes (cinéma, téléphone, niche, square…) et de tournures archaïsantes (suppression des déterminants, déplacement du relatif ou des adverbes, disparition du sujet de la phrase…), pour aboutir à une langue altérée, protéiforme et stéfanienne, qui résiste aux lectures successives.

Victor Blanc


Disparates, de Jude Stéfan

Éditions Gallimard, 136 pages, 17,50 euros.