Un autiste est-il si différent des autres ?

Par Memophis
Dans son ouvrage « Je suis à l’Est ! », Josef Schovanec, polyglotte, diplômé de Sciences Po, et Docteur en philosophie, nous partage son propre parcours d’autiste. Un portrait qui nous montre que tant les difficultés que les grandes capacités des autistes seraient peut-être tout simplement dues à une sensibilité particulièrement accrue... © Jean-François Joly pour Le Monde

La prison intérieure


L’une des définitions les plus anciennes et les plus récurrentes de l’autisme tient à l’analogie avec une prison intérieure. Ou forteresse vide, pour les amateurs de l’histoire de la psychiatrie. Des variantes existent, par exemple avec la question, diagnostic ultime, posée par ce psychiatre à l’un de mes amis : « Quand vous marchez dans la rue, est-ce que vous vous sentez sur une île déserte ? » Réponse : « Non. » Conclusion : « Donc vous n’êtes pas autiste, au revoir. » Encore faut-il ne pas confondre l’autisme avec un fantasme de lieu de villégiature – obtenu d’ailleurs peut-être grâce à l’argent dudit autiste. 
Plus sérieusement, je me demande quelle est la prison intérieure des gens en général. Je connais des personnes qui passent pour parfaitement normales, qui vont travailler le matin, restent au bureau le soir jusqu’à je ne sais quelle heure, puis prennent le métro, rentrent chez elles, regardent la télé pendant une heure, se font à manger, se couchent, avant de recommencer le lendemain. Quand on entame une conversation avec elles, il y a peut-être deux ou trois sujets à aborder, et en dix secondes on est déjà parvenu au bout de leurs convictions. Par exemple, elles soutiennent tel ou tel club de foot, votent pour tel ou tel parti. Quand on essaie de leur demander pourquoi, elles répondent : mais tu vois bien que l’autre, c’est un imbécile ! Lui, il va gagner, c’est évident, vous avez vu comme l’autre est nul ! Ces gens-là sont considérés comme normaux et libres. Si on prend la peine de regarder honnêtement les personnes avec autisme, je crois qu’elles manifestent pour beaucoup, sur un bon nombre de points, une plus grande souplesse que ces autres personnes. 
Bien entendu, j’ai un certain monde intérieur que je ne partage pas. Et surtout pas avec quelqu’un qui me fait violence, par exemple un psychiatre qui me demande toutes les quinze secondes : « A quoi pensez-vous ? » Je crois que ceci est heureux. Chaque être humain a son univers, son monde intérieur, et s’il ne l’avait pas ce serait extrêmement triste. Il est toutes sortes de tentatives dans notre monde moderne de mettre fin à ce jardin intérieur, une pression publicitaire, médicale, économique de supprimer cette parcelle non productive, cette perte de temps, cette anomalie. Je trouve assez désastreux ses effets ultimes. 
En arrivant ici, à Samarkand, pour la première fois, on est souvent frappé, comme en d’autres lieux loin de l’Occident, par la présence inactive de beaucoup de gens, personnes âgées ou autres, qui méditent, assis pendant de longues heures dans les recoins des rues ou les cafés. Faut-il les interner ? Celui qui avait dit, lors d’un colloque à Rabat, que jadis le but de la vie était de transmettre les poèmes hérités de nos prédécesseurs, faut-il l’embastiller dans la forteresse ?
Un livre de la Renaissance s’intitule Le Labyrinthe du monde et le Paradis du cœur. Le titre reflète bien le contenu de l’ouvrage. Au-delà de la beauté de la formule, c’est l’histoire d’un jeune à la fois naïf et avide de découvrir le monde. On le fait voyager partout. A la fin, l’aboutissement n’est pas un retour dans la gloire, à la Marco Polo. Le voyage, dans son issue ultime, plonge dans l’intériorité. Le roman d’apprentissage au sens que donnait le XIXe siècle au terme est bien loin.
Et pourtant. L’auteur, Comenius, était bien plus révolutionnaire qu’un Balzac ou même un Zola. Grand humaniste de la Renaissance, Comenius a passé sa vie à voyager en Europe. Il a aussi été l’inventeur d’une méthode pédagogique nouvelle : tandis qu’à l’époque on frappait les enfants pour leur faire apprendre le latin, il a démontré que les enfants apprennent plus facilement par le jeu. Pire encore, il a prôné la même éducation pour les filles. Le latin pour les filles, quelle idée ! Je ne peux donc considérer que le fait d’avoir une vie intérieure soit un problème ou un souci. Le souci est plutôt, hélas, la vie extérieure.

La règle, c’est la règle : légalisme, imprévus, routines


On dit souvent que les personnes avec autisme ont une grande rigidité, qu’elles expriment par la formule : « La règle, c’est la règle. » Soit dit en passant, le sens de cette expression requiert une explication pour comprendre que l’on sous-entend par là que la personne qui l’énonce tient à une application stricte des règles. Faute de quoi, elle peut n’être perçue que comme une tautologie, du type « un célibataire est un célibataire ». Lorsque de Gaulle s’écriait « l’ennemi est bien l’ennemi », il a certes mobilisé ses troupes, mais il n’a probablement pas été suffisamment clair quant à ses présupposés sociaux pour un éventuel auditeur avec autisme.
Pour en revenir au fond, je crois que la rigidité des personnes avec autisme, si elle peut être effectivement constatée dans nombre de situations, n’est pas absolue. Des études montrent que, dans certains domaines, les personnes avec autisme ont tendance à être beaucoup moins rigides que les autres. L’un des cas que l’on peut citer, qui me concerne personnellement, est l’appartenance nationale. J’ai toujours beaucoup de mal à comprendre ce que peut représenter le fait d’être allemand ou belge. Cela me paraît bien trop abstrait. Etre indonésien peut être plus difficile à imaginer du fait de la différence radicale de culture et d’appartenance physique, mais, par exemple, si on me le demandait et me permettait de l’être sans difficultés, devenir ou me faire passer pour estonien sur-le-champ ne me gênerait guère. Il est manifeste que, dans ce cas particulier, l’histoire personnelle joue en plus de l’autisme ; toutefois, eu égard à la complexité de l’être humain, il est quasiment impossible d’isoler l’influence « pure » du facteur autisme. Dans mes moments de déprime, je me sens apatride ; dans mes moments de manie, citoyen du monde. Le pire, ou le mieux, est que je ne sais pas comment il faut prononcer « correctement » mon nom de famille et mon prénom : cela dépend de mon interlocuteur. Quand j’ai affaire à une personne qui parle une autre langue que le français, mon nom et prénom sont prononcés autrement. Je n’essaie pas de lui demander d’appliquer la prononciation française. Alors même que j’ai remarqué, à ma vive surprise d’ailleurs, que beaucoup de gens étaient très susceptibles quant à la prononciation de leur prénom. Que vous m’appeliez Josef, Djozef, Yossef, ou encore Youssouf, tant que je reconnais que c’est moi, il n’y a pas de problème. Tout comme on pourrait également convenir de m’appeler Stéphanie. (...) 
Toutefois, il demeure vrai que les personnes avec autisme ont souvent des difficultés à s’adapter, à inventer des solutions de comportement dans des situations imprévues. Vous êtes à la boulangerie, vous voulez acheter une baguette, il n’y en a plus, vous devez chercher immédiatement une alternative, avoir une réaction : cela est très compliqué. Quand j’étais en sixième, ma prof de français a un jour dépassé l’heure de fin de cours de quelques minutes. J’ai fondu en larmes. Elle est venue me voir, a tenté de me consoler, et m’a demandé pourquoi je pleurais. Quand je lui ai expliqué la cause de mon trouble, elle n’a pas dit un mot et elle est partie, sa tendresse maternelle envolée. Rétrospectivement, je pense qu’elle devait être fâchée.

Je suis à l'Est !, Josef Schovanec
Plon (Novembre 2012 ; 256 pages)