[Critique] CLOUD ATLAS

Par Onrembobine @OnRembobinefr

Titre original : Cloud Atlas

Note:
Origine : États-Unis
Réalisateurs : Lana et Andy Wachowski, Tom Tykwer
Distribution : Tom Hanks, Halle Berry, Jim Broadbent, Hugo Weaving, Doona Bae, Jim Sturgess, Ben Whishaw, James D’Arcy, Hugh Grant, Susan Sarandon, Keith David, Zhou Xun, David Gyasi…
Genre : Drame/Science-Fiction/Aventure/Adaptation
Date de sortie : 13 mars 2013

Le Pitch :
Tout est relié. Le journal de bord d’un voyage à travers les océans du Pacifique. Des lettres d’un compositeur à son ami. L’enquête sur un meurtre autour d’une centrale nucléaire. La farce d’un éditeur dans une maison de retraite. La rébellion d’un clone dans une Corée futuriste, et le périple d’une tribu habitant sur une île post-apocalyptique après la chute de la civilisation. Six personnages, six esprits, six histoires, six époques. Des êtres qui se croisent et se retrouvent d’une vie à l’autre, et dont l’impact qu’ils ont les uns sur les autres résonne dans le passé, le présent, et le futur. Mais pas nécessairement dans cet ordre-là…

La Critique :
Pour tout vous dire, la note ci-dessus est là pour décorer, parce qu’un film tel que Cloud Atlas est quelque-chose d’inclassable. Cette adaptation gigantesque, passionnante et parfois tout simplement détraquée du roman La Cartographie des Nuages de David Mitchell, est précisément le genre de folie grandiose qui donne envie de s’arracher les cheveux et d’être emporté au même moment par l’euphorie. Doit-t-on suivre la narration au détail près sous la crainte permanente que l’attention chute, ou abandonner tout effort logique et laisser libre cours à notre esprit ? Peu importe. Qu’un film comme Cloud Atlas voie le jour est impressionnant. Que les auteurs trouvent quelqu’un qui voulait financer le projet est extraordinaire. Que ce qui se résume essentiellement à une sorte de film à sketches apparaisse à l’écran non pas sous la forme d’un métrage expérimental indépendant, mais sous celle d’un blockbuster hollywoodien avec des méga-stars, des effets-spéciaux et du maquillage virtuose est incroyable. Et que le tout soit une réussite relèverait du miracle. Qu’en-est-il finalement ? Pourrait-t-on décrire Cloud Atlas comme un film visionnaire et audacieux, ou une extravagance déjantée de style et de mélo ?

Et bien, c’est un peu les deux en même temps.

Réalisé par les Wachowski, qui se partagent le boulot avec Tom Tykwer de Cours, Lola, Cours, cette œuvre mystérieuse et densément construite à l’ambition incroyable fait exploser les six histoires miroirs que Mitchell avait structurées minutieusement dans un mixer cosmique, pour en faire un continuum singulier qui s’étend sur des siècles et où le passé, le présent et le futur sont inextricablement liés les uns aux autres, ce qui va de même pour des thèmes récurrents d’esclavage et d’évasion.

Malgré la vaste portée de chacune des histoires, qui vont du 19ème siècle à un futur lointain post-apocalyptique, le film comprend un casting relativement réduit d’acteurs (certains très connus et reconnaissables) qui surgissent dans chaque segment pour jouer des rôles multiples mais parfois bizarrement similaires. Tom Hanks, Halle Berry, Hugo Weaving et Jim Broadbent apparaissent dans presque chaque histoire, dans la peau de personnages complètement différents : parfois ils sont au centre de l’action, parfois c’est juste un caméo ou une brève apparition. Les uns jouent des gentils, les autres jouent des méchants, et les rôles s’inversent, grâce à un maquillage élaboré qui a été spécifiquement conçu pour être extrêmement convaincant, tout en laissant l’identité des comédiens visible au spectateur : une méthode délibérée mais brillante indiquant que quelqu’un ou quelque-chose d’important vient de se placer au centre du tableau. L’effet final varie du sublime au ridicule. Une tournure de phrase qui résumerait bien Cloud Atlas en quelques mots.

Dans une scène, nous sommes en pleine mer à bord d’un navire en 1879, façon Master and Commander, où un jeune Jim Sturgess avocat, reconsidère son racisme désinvolte contre un esclave, alors que son médecin saisit l’opportunité pour l’empoisonner. Dans la suivante, on assiste aux mésaventures loufoques de Jim Broadbent dans le rôle d’un éditeur littéraire moderne qui semble être sorti tout droit d’une comédie feel-good bien british, alors qu’il est pris au piège dans une maison de retraite qu’il avait prise pour un hôtel dans sa fuite pour échapper à des gangsters.

Ensuite, ce sont les années 70 et on est dans l’univers d’un thriller politique parano : Halle Berry est une journaliste enquêtant sur un spectre de corruption qui pèse sur une centrale nucléaire au cœur de la Californie urbaine. Et hop, voilà qu’on est en Corée en 2144, alors que Doona Bae est l’héroïne improbable d’une insurrection de clones, dans un monde de science-fiction rempli à donf de pistolets lasers, de motos volantes et une conspiration gouvernementale. Il y aussi une romance européenne entre Ben Whishaw et James D’Arcy en 1931. Ah, et tout ça est encadré par Tom Hanks et Halle Berry qui voyagent à travers des terres abandonnées quelques centaines d’années après l’apocalypse où l’humanité a régressé mais la technologie a continué d’avancer, pourchassés par des cannibales et parlant comme les gamins dans Mad Max : Au-delà du dôme du tonnerre.

Oui, je sais. Moi aussi j’ai eu du mal à suivre au début. Toutes ces histoires sont certes linéaires mais suivent des structures parallèles, ignorant le besoin de tout compartimenter comme cette tendance irrépressible du spectateur, et utilisant les thèmes et les petits détails comme éléments connecteurs. Ce sont des histoires qui font des allers-retours constants entre elles de scène en scène, à des intervalles importants ou ironiques, tout en prenant chacune un ton complètement différent et existant dans toute une disparité de genres. Et ceci, sans parler des acteurs, qui changent de sexe, de race, d’âge et d’apparence pour renforcer un thème de réincarnation assez évident (même si un coup de maître brillant suggère que l’esprit singulier qui traverse toutes les histoires n’est pas lié à un seul acteur en particulier). La première vingtaine de minutes navigue sur des mers agitées. Par moments, on songe à avoir un manuel à disposition pour suivre tous ces récits et repérer tous ces personnages. Un conseil utile : quand Hugo Weaving débarque à l’écran, c’est souvent un bad guy, et Hugh Grant est toujours un connard.

Et puis survient quelque-chose d’étrange : le film trouve son élan, et une fois les introductions faites, tout s’harmonise. Les Wachowski seront toujours reconnus pour leur trilogie Matrix, mais c’est leur bijou sous-estimé Speed Racer qui se détache de leur carrière, épuisant les défenses du spectateur avec son enthousiasme étourdi, sa volonté cinématographique de tout jeter à l’écran avec brio. De même, Tom Tykwer est plus un technicien qu’un artiste, mais il est indéniable que ses œuvres vibrent d’impulsion et de dynamisme. Faisant inépuisablement la navette ci et là alors que la variété de fils narratifs commence peu à peu à se refléter les uns par rapport aux autres, Cloud Atlas s’installe dans un rythme propulsif qui s’éclaircit en chemin. Il devient lyrique.
Toutes les pièces de ce puzzle complexe et spectaculaire s’assemblent grâce à une excellente poétique du montage. Tout est pensé d’une façon musicale, entrecoupant des mouvements similaires de caméra et les emplacements des personnages à l’intérieur du cadre pour osciller parfaitement entre les époques, comme une symphonie juxtaposée qui donne l’impression que cette disparité des évènements fait partie d’un tout unique et intégral : une poursuite rigolote dans une scène qui devient une poursuite dramatique dans l’autre, un complot pour renverser une dictature futuriste qui fait écho avec un plan pour démanteler une entreprise corrompue, des scènes romantiques multiples, des scènes de combats diverses, des baisers, des explosions… C’est comme si le film était un remix de lui-même. Tout dévale vers l’avant simultanément, que ce soit Berry et David Keith dans une fusillade qui semble inspirée d’un film blaxploitation, ou la fuite hyperkinétique de Bae dans une dystopie lointaine qui fait penser à une œuvre inédite des Wachowski, ou bien une des suites de Matrix si Matrix Révolutions n’avait pas été fait à l’arrache.

Il y a aussi, parfois, des instants affreusement ringards. Notamment, le jargon post-apocalyptique de Hanks et Berry rappelle bizarrement les paroles de ce bon vieux Jar Jar Binks qui ne voulait pas fermer sa gueule ; et souvent, on dirait que Cloud Atlas est une fusion entre l’Intolérance de D.W. Griffith et le Zardoz de John Boorman. Mais le côté kitsch est inexplicablement en harmonie avec la sincérité désarmante, voire passionnée de l’œuvre. Cloud Atlas dure près de trois heures, et dans toute cette longueur, il n’y a pas un moment de cynisme.

Les acteurs eux-mêmes se jettent dans leurs rôles avec un abandon téméraire : Halle Berry n’a jamais montré autant de talent, et si Tom Hanks se voit confier la majorité des rôles « Hi, hi ! C’est marrant parce qu’on peut deviner que c’est Tom Hanks ! », c’est dans la peau d’un barbare hanté par des hallucinations d’un être diabolique qu’il nous rappelle pourquoi il a gagné deux Oscars. Les prestations multiples ne sont pas là pour faire joli : les auteurs veulent véritablement nous montrer des conflits semblables au sens large et minuscule à travers toute l’énormité de l’Histoire humaine. Des conflits qui ne peuvent être résolus que par le courage, la compassion et la volonté de tendre la main à d’autres individus marginalisés, qu’on nous avait bêtement appris à craindre, unifiés par une soif de liberté.

Cloud Atlas n’entraînera pas de réactions légères. Certains tomberont amoureux. D’autres enrageront. Des théories profondes seront proposées. Mais elles n’expliqueront pas grand-chose. Winston Churchill avait décrit la Russie comme « un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme », et dans ce sens-là, appliquer de la logique n’a pas de sens. Ce film fascine dans l’instant. C’est aller d’un moment à l’autre qui s’avère compliqué. Contrairement à la froideur de la plupart des spectacles méga-budgétaires, Cloud Atlas semble venir d’une main profondément personnelle. Même lorsqu’il s’aventure vers le risible, ce film excentrique possède un esprit jovial et inclusif, une volonté de rompre avec les chaînes de la continuité narrative pour démontrer les qualités magiques et oniriques du cinéma. D’être un film. Et dans cet âge stérile du blockbuster, cela semble presque révolutionnaire. Presque.

Note : Étant donné que Hollywood a eu une tendance néfaste à « blanchir » son image dans le passé et à ignorer les acteurs qui ne sont pas blancs de peau, le fait que le casting change de race uniquement par moyen de maquillage pourrait poser un problème pour certains. Mais il est important de garder le contexte du film en tête, et que cette méthode n’est pas utilisée ici comme une méthode raciste de « substitution », mais pour explorer une thématique : comme quoi les races, les sexes, etc. seraient une approche mutable à l’identité et des constructions sociétales malléables. Du moins, c’est mon avis.

@ Daniel Rawnsley

Crédits photos : Warner Bros France