[note de lecture] "Elégies étranglées" d'Olivier Barbarant, par Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

 
Fort heureusement, il n’y a pas de relation entre la brièveté d’un livre et sa force ou ses qualités. On peut même se dire que dans un texte court, comme cela serait d’un poème, un défaut, une faiblesse ou une facilité se montrent davantage. Élégies étranglées, d’Olivier Barbarant, fait une centaine de pages : livre court, que sa tenue et son exigence tiennent droit. 
Ce livre assemble – et non pas rassemble – 22 poèmes, à moins qu’il ne s’agisse de 22 mouvements d’un seul poème. Point commun de ces poèmes : la disparition ; celle du père et de la mère forment les deux morts, les deux figures centrales : sorte d’hommage, à cause de l’amour et des manques. Cependant on ne peut pas réduire ce livre à un livre d’hommage. Je parlerais plutôt de livre de vie, car l’auteur traverse ces / ses disparitions à partir de soi, de sa propre existence et de la maladie qui aurait pu – et même dû, d’après un médecin - tragiquement en réduire l’échéance, traversée accompagnée par un catalogue de morts dont l’ami avec lequel l’auteur a vécu et qui lui a transmis la maladie. Ce n’est pas que continuer à vivre soit scandaleux, c’est que cela interroge. Le poème se fait l’écho de cette interrogation : « (…) vivre m’est survivre / Sans rien comprendre à mon maintien. »  
On le voit, il s’agit d’une écriture de l’intime, avec tous les risques que cela comporte : où se trouve la frontière qui permet au lecteur de se retrouver dans un espace qui ne lui appartient pas ? Ma conviction est que cela se joue entre forme et distance vis-à-vis de l’émotion, ce qui revient à peu près au même ; c’est là que le poème peut prendre sa force, et c’est cela que porte Élégies étranglées. La variété de la forme est constante : les poèmes ne s’enferment pas : certains sont construits de façon traditionnelle, quatrains d’octosyllabes rimés par exemple, d’autres en vers libres, dont la longueur varie du vers court au verset(1), d’autres encore sont en prose ; chaque poème semble issu de sa nécessité propre – on ne peut pas non plus associer telle partie plus lyrique à tel emploi du vers, ni tel discours, plus narratif, à tel autre. L’évocation de la maladie du père se fait, au début du livre, dans trois pages de prose narrative qui évoquent la dégradation de l’être : « La joie des restaurants ». Celle de l’ami, de sa mort et de la découverte par l’auteur de la maladie qui celui-ci lui a transmise, se fait en détails dans un beau poème narratif en vers de sept pages intitulé « L’Annonciation ». Cette mobilité, cette variation de la forme en fonction de ce que semble réclamer le poème, sans jamais être illustrative ni une position esthétisante, est une force de ce livre. La poésie peut dire l’enfermement, elle n’est pas un lieu d’enfermement. 
C’est dire aussi que le poème ne se sépare pas de sa propre approche critique. A plusieurs endroits, l’auteur interroge ses capacités ou sa résistance. Le plus emblématique est sans doute ce moment où il fait le constat aussi évident que stupéfiant de la puissance inégalée des mots qui ont servi à exprimer l’annonce du résultat des analyses médicales qui signifiait la maladie : « Au point d’être à cette heure encore un rien jaloux tant j’ai douté qu’aucun poème ait jamais pareil impact » ; « Quel vers pourrait à ce point vous renverser produire un tel effet de tremblement de terre de catastrophe et à la fois de certitude / Le sang qu’on vient d’évoquer d’un coup quittant sa face / Et se perdant on ne sait trop où dans les replis nés à l’instant sous vos pieds d’une crevasse verte et glacée ». Pas de narcissisme, juste la limite du poème face à la réalité, comme s’il n’y avait qu’à la redire pour pouvoir la dire dans le poème – même si cette réalité-là est passée par des chiffres et par des mots - : précisément, le poème l’évoque mais ne la dit pas ni ne la répète : il naît aussi de et dans cette impuissance (2). 
S’il porte l’élégie dans son titre, et si son caractère autobiographique est affirmé, le livre d’Olivier Barbarant n’a rien de larmoyant ni de mièvre. Il dit l’émotion, certes, de façon à la fois directe et pudique ; l’attachement à la mère, qui survit au père, est exprimé sans détour mais sans ostentation : le livre se termine sur une métaphore, « la fée de mon enfance », mais c’est, semble-t-il, pour dire aussi ce qui pouvait avoir disparu de cette enfance. Simplicité apparente que l’écriture elle-même manifeste : simplicité de la syntaxe, du vocabulaire, et du vers lorsqu’il y a vers, non pas découpé artificiellement mais tenu par les groupes rythmiques et syntaxiques. Cela est vrai encore de la violence avec laquelle est évoquée la figure méprisée d’un frère aîné né d’un avortement raté. Ou de la tristesse qui se trouve en creux dans toute réalité qui prétendrait y échapper (« Parlons d’autre chose pour ne plus voir »). Certes, la brutalité de la découverte de sa propre maladie (« Je fus à vingt ans condamné à mort »), la douleur, l’incompréhension qui s’en sont suivies, l’ont amené brutalement à reconsidérer sa propre vie et « Le puits sans fond qu’on porte avec soi. » Par ailleurs, la représentation de la mère, plus présente que celle du père, est aussi l’occasion d’évocations diverses, de lieux où elle pouvait s’inscrire : Paris, la Grèce, par exemple : ces lieux sont l’occasion de retracer des anecdotes, des souvenirs (« Je suis assis dans mon passé chaque flaque m’est un reflet ») qui appartiennent à l’auteur ; le poème témoigne de ces traversées multiples, comme si la géographie intérieure se déployait de ce qu’elle était ancrée dans cette double géographie de l’espace et de la personne. Pour toutes ces raisons, oui, il s’agit bien d’un livre de vie. Dans et malgré ses étranglements.  
[Ludovic Degroote] 
 
Olivier Barbarant - Élégies étranglées – Champ Vallon, 128 p., 12,50 € 
1.Comme on le trouvait dans Essais de voix malgré le vent, Champ Vallon, 2004. 
2.Je relève cette définition de la poésie que Barbarant donne vers 1992-1993 dans Temps mort / journal imprécis, 1986-1998 (Champ Vallon,1999) : « Poésie : confection de petits tombeaux à la gloire des brefs instants où l’on aurait eu le sentiment, inexplicable, d’exister un peu plus, et même pas un peu mieux ? »