Grande Dépression, Grande Récession, quels parallèles ?

Publié le 02 avril 2013 par Labreche @labrecheblog

Les parallèles dressés entre la Grande Dépression des années 1930 et la Grande Récession des années 2010 apportent de nouveaux éléments de réflexion sur le chemin à suivre, aujourd’hui, pour sortir enfin l’Europe et ses peuples de la crise.

Retour en 1935

Il est en économie des idées de comparaison apparemment anodines mais qui peuvent ouvrir des débats passionnants. C’est le cas de la comparaison établie au Royaume-Uni par le NIESR (un peu l’équivalent de l’INSEE français) dans le cadre de ses estimations mensuelles du PIB britannique. En comparant l’évolution du PIB depuis le début de la crise et lors de crises précédentes, le NIESR montre assez aisément que le Royaume-Uni connaît aujourd'hui (courbe noire) une situation pire que lors des précédentes dépressions, y compris la Grande Dépression post-1929 (courbe bleue).


Cela a donné à Paul Krugman l’idée d’établir un graphique sur le même principe, mais étendu cette fois à l’ensemble de l’Union européenne, en utilisant la mine statistique que représente la base de données du Maddison Project pour les chiffres les plus anciens et les chiffres d’Eurostat pour la période récente. Le résultat est sans appel : en ramenant le PIB/tête à 100 en 1929 et en 2007, la récession est bien plus sévère en 1929 mais le rebond est plus net également, tandis que la crise actuelle ressemble à enlisement complet. Le résultat étant que, dans la septième année, le rétablissement de 2013 est plus mauvais que celui de 1935. « Great work, guys », dit Paul Krugman. Il est vrai que le graphique parle de lui-même.

Le cas particulier français

Le résultat est tellement éloquent qu’il est tentant de l’adapter à la France. Mais si l’on établit le même parallèle, le résultat apparaît cette fois très différent, comme on peut le constater ici. Les données utilisées sont les mêmes que pour la courbe établie par Krugman, et les prévisions pour 2012 et 2013 sont celles de la Commission.

La courbe actuelle ne diffère pas beaucoup de la moyenne européenne, en revanche, la courbe 1929-1935, après le rebond de 1932, replonge. En fait, entre 1932 et 1935, les deux courbes apparaissent étonnamment parallèles. Et pour l’expliquer, il faut revenir aux années 1930 et comprendre les différences entre la France et les autres pays européens, le Royaume-Uni notamment.

La crise inaugurée en 1929 aux États-Unis ne produit au maximum ses effets en Europe, et en France, qu’à partir de 1931. La France connaît même une récession plus spectaculaire encore en 1932, alors même que la pente est adoucie du côté britannique et pour l'ensemble de l'Europe grâce à la sortie de la livre sterling de l’étalon-or, et à sa dévaluation : pour le franc, loin d'une reprise, l’effet est quasi-symétrique et la dévaluation britannique produit le même effet qu’une soudaine réévaluation du franc, qui bien au contraire d’un ajustement au choc économique renforce donc par comparaison la spirale déflationniste française. De fait, l’atterrissage est plus dur en 1932 pour la France, à 84 sur notre indice contre 89 outre-Manche. En 1933, le rebond est lui aussi spectaculaire, et là aussi en lien avec le Royaume-Uni et son démarrage qui inaugure une décennie de prospérité pour nos voisins.

Mais pour la France le scénario est très différent : en 1934, le PIB/tête baisse de nouveau, et continue de plonger en 1935. C’est que les choix du gouvernement français sont dominés par un débat qui paraît aujourd’hui ironiquement familier, c’est-à-dire l’appel à plus d’austérité et le rejet des déficits publics, dont les Radicaux font alors au Parlement leur cheval de bataille. Lucien Lamoureux, ministre du budget du gouvernement Daladier en 1933, puis Louis-Germain Martin, son successeur sous les gouvernements suivants, mettent en œuvre une recherche à tout prix de l’équilibre budgétaire. Le gouvernement Doumergue (février-novembre 1934) et le gouvernement Laval (juin 1935-janvier 1936) engagent une politique ouvertement déflationniste, et deux décrets-lois d’avril 1934 et de juillet 1935 décident de coupes sévères dans les dépenses publiques, y compris des baisses de salaires pour les fonctionnaires, des coupes dans les retraites et les pensions militaires, des hausses d’impôts, et des baisses drastiques des commandes d’État.

Qui peut résister à la comparaison avec la politique de Bruxelles aujourd’hui, et à ses applications en Grèce, en Espagne, en Italie ? Le résultat devrait pourtant réfléchir nos gouvernants actuels : plongée dans la récession, la France voit, contre tous les efforts gouvernementaux, son déficit doubler entre 1932 (5,5 milliards de francs) et 1935 (10,4 milliards de francs).

Enfin tenir compte des leçons de l’histoire ?

L’éclairage apporté par cette comparaison ne s’arrête pas là. En effet, la courbe ci-dessus devient plus intéressante encore si on la prolonge (la courbe contemporaine n’est pas prolongée, les prévisions au-delà de 2013 étant quelque peu hasardeuses).

Que se passe-t-il en 1936, pour que la « double dip recession » cesse soudain et que le PIB (réel aussi bien que par tête) décolle ? Le Front populaire et le très keynésien Léon Blum entrent en scène. Et loin d’être l’échec économique que se plaisent à décrire certains historiens fort tendancieux, le Front populaire permet enfin, après des années d’enlisement austéritaire, de faire cesser les souffrances inutiles infligées aux Français. L’interventionnisme de l’État se traduit à plusieurs niveaux :

- La revalorisation des salaires et des retraites, et la création de nouveaux droits pour les salariés (congés payés, loi sur les 40 heures) ;
- Les nationalisations (industries de guerre, SNCF), les aides à la production agricole sont autant de canaux pour orienter la dépense publique ;
- Le plan de grands travaux (loi du 18 août 1936) lance de nombreux investissements d’infrastructures (routes, ports, écoles, hôpitaux, aménagement rural, ainsi que l’Exposition de 1937) ;
- La nouvelle réglementation bancaire, quant à elle, met en œuvre les mêmes garde-fous que l’on voit instaurés aux États-Unis, qui éviteront de nouveaux dérapages jusqu’à la grande déréglementation des années 1980.

Naturellement, le bilan n’est pas uniformément positif, en particulier l’inflation explose hors de tout contrôle. Mais c’est là qu’entre en ligne de compte une autre caractéristique particulière de la France des années 1930. Alors que les États-Unis et le Royaume-Uni sortent de l’étalon-or, la France, qui l’adopte en 1928 sur décision de Poincaré, ne l’abandonne qu’en 1937. L’étalon-or impose à la France un carcan comparable à la monnaie unique actuelle (si ce n’est qu’il offre un peu plus de souplesse avec une marge de fluctuation pour le franc, autour d’un certain taux, et qu’il est donc un peu moins rigide que le carcan de l’euro).

Sans étalon-or, le choc déflationniste aurait pu être maîtrisé bien plus aisément grâce à l’outil monétaire, exactement de la même façon qu'au Royaume-Uni : par une dévaluation. La dévaluation permet une réaction immédiate et évite d’avoir à traverser une longue et douloureuse phase d’ajustement. Lorsque le Royaume-Uni sort de l’étalon-or et dévalue la livre sterling, cela lui permet en réalité une adaptation immédiate des prix, des salaires, de tous les marchés nationaux, à la nouvelle donne mondiale, le tout d’une façon totalement indolore pour le salarié, dont le salaire ne baisse pas, et pour qui les prix à la consommation sont également inchangés. Enfermée dans l’étalon-or, et ressentant plus durement les effets de celui-ci par comparaison, la France de 1933 n’a d’autre choix que de mettre en œuvre la déflation : baisse des salaires, baisse des prix, renégociation des contrats, pendant des mois, et d’une façon particulièrement douloureuse pour les Français. Un peu comme si, au lieu que soit organisé un nouveau réglage de toutes les horloges françaises dimanche dernier pour passer à l’heure d’été, chaque entreprise, chaque école, chaque individu devait prendre l’initiative de décaler son emploi du temps d’une heure, quelque part à l’approche du printemps, avec toutes les erreurs et les quiproquos que cela pourrait entraîner (cette comparaison, qui paraîtra opportune, fut établie par Milton Friedman en 1953).

On le voit, si la France de 1935 mérite une comparaison actuelle, c’est bel et bien avec l’Union européenne, et avec les pays qui souffrent aujourd’hui le plus de la Grande Récession : Grèce, Espagne, Portugal, Italie… Et si les leçons de l’histoire devaient enfin être entendues, il serait bon de retenir qu’elles sont simples. L’austérité et le carcan monétaire n’ont fait que renforcer d’une façon insoluble les difficultés de la France des années 1930. La seule porte de sortie fut celle de Léon Blum : dépense publique, droits sociaux, et indépendance monétaire retrouvée. Ce qu’il faudrait à l’Europe aujourd’hui, c’est donc un nouveau Front populaire. Il est certes douloureux pour l’UE de renoncer au symbole politique que constitue la monnaie unique. Mais les presque 20 millions de chômeurs de la zone euro, la précarisation massive des salariés, les destins brisés des peuples européens, paraissent un prix bien élevé pour préserver un symbole. Quant aux conséquences sociales et politiques de la crise, dans les années 1930, elles ne furent pas exactement un enchantement à l'échelle du continent.

Crédits iconographiques : 1. Graphique © 2013 NIESR | 2. Graphique © 2013 Paul Krugman | 3. et 4. Graphiques © 2013 La Brèche | 5. Regards, couverture du 14 juillet 1936. © Ph. Janbor/Archives Larbor.