Un poireau, deux pommes de terre et un oignon, un demi-litre de lait entier, trois bonnes cuillères de crème fraîche et cinquante gramme de beurre, un demi-litre d’eau, du sel et du poivre. Lorsque tous ces ingrédients sont réunis sur la paillasse, peler délicatement l’oignon, laver et émincer le poireau et les faire revenir avec le beurre dans la cocotte de fonte émaillée le Creuset dans la famille depuis 1932. Éplucher ensuite les pommes de terre, les couper en quartiers et les ajouter à l’appareil. Mélanger, ajouter l’eau et le lait, mélanger, saler, poivrer et mélanger puis laisser cuire pendant une demi-heure. Profiter du temps de cuisson pour respecter une pause déjà bien méritée. Éviter de se replonger dans le dernier Marc Lévy déjà abandonné une heure plus tôt pour répondre au téléphone. Il n’écrit pas comme Proust ou Céline, loin s’en faut, mais il fait des efforts. Le risque est surtout trop grand de se laisser emporter par l’intrigue (extravagantesque) et d’oublier la marmite qui mijote sur le feu. Préférer "Les consciences réfractaires" de Michel Onfray, par exemple, ou, mieux encore, se laisser emporter par le fameux quintette en la majeur de Franz Schubert dit "la Truite" (puisque la pêche est ouverte) avec le quatuor Amadeus et Christophe Eschenbach au piano. Lorsque les cloches de l’église sonnent le douzième coup de midi, écarter la marmite du foyer de votre cuisinière à bois héritée de votre grand-mère et laisser refroidir pendant cinq à dix minutes. Se servir de cette courte période d’inaction pour réfléchir au choix à venir. En effet, deux écoles s’affrontent à ce stade de la préparation. Cette discorde n’est pas aussi anodine qu’il y paraît au premier abord. On trouve souvent d’un côté les citadins, réputés avoir le bec fin, qui soutiennent un mixage affiné plus présentable dans une assiette. En face d’eux, les gens de la campagne préfèrent retrouver les légumes bien visibles dans leur écuelle sous le prétexte qu’ils seraient ainsi plus goûtus. On voit bien par là que deux civilisations s’opposent. La première se veut moderne et progressiste et rejette le poids d’un passé fruste et rudimentaire qu’elle veut oublier. La seconde avance avec mauvaise foi que si les tenants du mixage éprouvent le besoin d’ajouter une ou deux feuilles de basilic avec la crème, c’est précisément parce que leur mixture manque de saveur. Si le différent ne portait que sur ce modeste rajout condimentaire, peut-être suffirait-il de créer une commission chargée de rédiger un rapport servant de base à l’élaboration d’un projet de traité. Mais rien n’est moins sûr et le jour paraît hélas encore lointain où les deux parties pourront se réconcilier. Quoi qu’il en soit, à l’heure du repas du soir, les uns réchaufferont leurs vieux os fatigués avec une bonne soupe comme on savait si bien les faire autrefois et les autres avec un délicat velouté aux airs de campagne. Et en ces temps frisquets d’avril, n’est-ce pas là le plus important ?