Morceaux choisis - Louis Aragon
Par Claude_amstutz
Il y a des choses que je ne dis à Personne AlorsElles ne font de mal à personne MaisLe malheur c’estQue moiLe malheur le malheur c’estQue moi ces choses je les sais Il y a des choses qui me rongent La nuitPar exemple des choses commeComment dire comment des choses comme des songesEt le malheur c’est que ce ne sont pas du tout des songes Il y a des choses qui me sont tout à faitMais tout à fait insupportables même siJe n’en dis rien même si je n’enDis rien comprenez comprenez-moi bien Alors ça vous parfois ça vous étouffeRegardez regardez-moi bienRegardez ma boucheQui s’ouvre et ferme et ne dit rien Penser seulement d’autre choseSonger à voix haute et de moiMots sortent de quoi je m’étonneQui ne font de mal à personne Au lieu de quoi j’ai peur de moiDe cette chose en moi qui parle Je sais bien qu’il ne le faut pasMais que voulez-vous que j’y fasseMa bouche s’ouvre et l’âme est làQui palpite oiseau sur ma lèvre O tout ce que je ne dis pasCe que je ne dis à personneLe malheur c’est que cela sonneEt cogne obstinément en moiLe malheur c’est que c’est en moiMême si n’en sait rien personneNon laissez-moi non laissez-moiParfois je me le dis parfoisIl vaut mieux parler que se taire Et puis je sens se dessécherCes mots de moi dans ma saliveC’est là le malheur pas le mienLe malheur qui nous est communÉpouvantes des autres hommesEt qui donc t’eut donné la mainÉtant donné ce que nous sommes Pour peu pour peu que tu l’aies ditCela qui ne peut prendre formeCela qui t’habite et prend formeTout au moins qui est sur le pointQu’écrase ton poingEt les gens Que voulez-vous direTu te sens comme tu te sensBête en face des gens Qu’étais-jeQu’étais-je à dire Ah oui peut-êtreQu’il fait beau qu’il va pleuvoir qu’il faut qu’on ailleOù donc Même cela c’est tropEt je les garde dans les dentsCes mots de peur qu’ils signifient Ne me regardez pas dedansQu’il fait beau cela vous suffitJe peux bien dire qu’il fait beauMême s’il pleut sur mon visageCroire au soleil quand tombe l’eauLes mots dans moi meurent si fortQui si fortement me meurtrissentLes mots que je ne forme pasEst-ce leur mort en moi qui mord Le malheur c’est savoir de quoiJe ne parle pas à la foisEt de quoi cependant je parle C’est en nous qu’il nous faut nous taire Louis Aragon, Le fou d'Elsa (coll. Poésie/Gallimard, 2002)
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