[note de lecture] "Une inquiétude" de Cédric Demangeot, par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

Ce livre, qui parcourt treize années d’écriture (1999-2012), regroupe notes, poèmes et dessins, ce livre est une somme, et une belle monstruosité, non point en tant qu’irrégularité du langage, selon la désormais célèbre formule de Bataille, mais comme irrégularité intérieure, assavoir, variable, hétéroclite, changeante, grimaçante (« la grimace que le visage de personne tire à la nuit ») : Cédric Demangeot donne à lire, en un généreux don d’ivresse, une émouvante danse macabre, de quoi le vivant d’écriture remue la mort en l’être vivant, ainsi que les morts qui gisent dans la mémoire (« On me dit que je voue ma vie à des morts. Mais mes amis morts ne sont pas des morts, ce sont mes amis ») ; livre au terme duquel le lecteur, finalement, se dira : ci-gît la mort. On ne sort pas indemne d’un livre qui puise son énergie dans la révolte contre l’irrémédiable, avec autant de vigueur désespérée, une vigueur qui contient tous les ingrédients de l’inquiétude ontologique : agitation, instabilité, absence de repos moral, et, mouvement (dont découle ce sentiment de danse macabre) ; rarement un livre, dans notre aujourd’hui, aura paru écrit sous l’emprise d’une telle extrême mais lucide nécessité. Monstruosité, voire, parce que la chair de l’écriture est à vif, et l’être d’écriture nous apparaît, sous le nom de Cédric Demangeot, comme défiguré, sanguinolent et en lambeaux, et cependant, bel et bien vivant. Les notes qui ouvrent le livre ont, telles des « fusées » baudelairiennes (et qui eussent pu être nommées « missiles »), la force percutante de la sagesse folle, visent juste, juste où se trouve la plaie, pour l’amplifier, et la faire nôtre ; d’un cynisme parfois mordant, elles ouvrent l’immense tombeau de l’âme, que les poèmes ensuivants s’emploient à rendre floue, plus que floue, car en ce livre l’âme est une inconnue bien présente. Qu’on ne se méprenne, néanmoins, Une inquiétude n’est pas l’œuvre d’un esprit hyper-auto-centré sur lui-même, recroquevillé dans un narcissisme volubilement morbide, que non-da, il est l’émanation d’un esprit critique, à l’égard d’un monde moderne qui l’irrite hautement (« La France, on y reste, parce qu’il faut bien quelqu’un à l’intérieur pour la détester »), à l’égard de la poésie et des poètes aussi bien (« La poésie des “post-poètes” est tout ce qu’il y a de plus admissible (soluble). Et c’est pour cette raison qu’elle n’existe pas »), le tout, largement teinté d’auto-ironie ; nulle auto-complaisance à regarder plaies et déchirures. Les poèmes sont issus d’un « néant caverneux d’être », forment une rage contenue, maîtrisée :  
mon poème est physique. 
érection, vertige ou nausée. 
un spasme familier 
qui ne dit pas son nom. 
mon vers est rythmique – une 
corde de basse – tendue de 
la pointe du crâne au 
vent du sexe – & que l’on frappe d’un doigt dur 
ou noir. 
Si la mort le hante, Cédric Demangeot est un infatigable vivant, « eh/debout/c’est l’heure/il faut aller/débâillonner les morts. », comme si lui échoyait le rôle, sinon la lourde tâche, de le rester, vivant, pour témoigner. La nécessité de dire tient Cédric Demangeot chevillée au corps du poème, cela semble incarné au point qu’on en distinguerait chaque lettre comme creusée dans la page. 
 
[Jean-Pascal Dubost] 
 
Cédric Demangeot, Une inquiétude, Flammarion 2012, 414 p., 20 €