[Carte blanche] à Alain Paire : autour de Z.M. de Sophie Pujas

Par Florence Trocmé

 
Sophie Pujas /  Portrait intérieur de Zoran Music 
 

Ce ne sont pas précisément des chroniques ou des fragments de vidas, c'est une forme qui s'invente et qui ne pourra pas être reproduite dans un autre livre. C'est à la fois neuf et ancien, cela ne correspond pas précisément à d'autres schémas d'écriture que l'on rencontre dans les ouvrages de la merveilleuse collection L'un et L'autre de J-B. Pontalis. Un peu plus de cent pages, un premier livre : à mes yeux, quelques semaines après sa disparition, l'une des plus belles réussites de ce magnifique découvreur (1). 
S'il n'y avait pas eu sur la couverture, immédiatement reconnaissable, avec ses couleurs de fresque éteinte, un auto-portrait de Zoran Music, j'aurais pu ne pas remarquer son livre sur la table du libraire. Son titre, uniquement les deux initiales du peintre : Z.M. Sophie Pujas, le nom de son auteur, était pour moi une inconnue (2). Pour que je puisse songer à m'arrêter et feuilleter, un récent article de Pierre Assouline m'avait mis en alerte. 
De courts paragraphes accompagnés d'un titre en italique se coulent dans la chronologie d'une existence pleine de discrétion et de chance. Du malheur, des joies et du travail. Il y eut pour Zoran Music, la vie antérieure avant Dachau, et ce qui s'ensuivit : du silence, de l'amour et des amitiés, des cauchemars et des moments d'allégresse, une mort qui survint à Venise alors qu'il avait quatre-vingt-treize ans. Sophie Pujas rappelle dans une incise l'effroi qui avait saisi ses amis qui restèrent un instant sans voix, lorsqu'il sut exprimer, lors de l'une de ses rares interventions publiques, sur un plateau de télévision conduit par Laure Adler, ce qui l'habitait de manière permanente : "j'ai l'impression que c'est quelque chose qui m'est arrivé il y a cent ans et qui pourtant tous les jours est devant moi". 
Une trame finement apparente : le texte de Sophie Pujas ne cherche pas à combler les éventuels vides de son récit, depuis l'enfance du peintre jusqu'aux ultimes jours à Venise. Dans la langue d'origine du peintre, Zoran signifie naissance du jour. On pressent qu'elle a très attentivement parcouru et annoté tous les livres et tous les entretiens qui évoquent Music. L'un des compliments qu'on pourrait lui adresser, c'est d'avoir le sentiment qu'à force de recherches et de décantations successives, les fugues de son livre étonnamment concis et mélodieux ressemblent à la diction et à la personnalité de ce peintre qui avait "la grâce de se fondre dans de nouveaux langages avec aisance, comme dans une nouvelle peau. Plus tard, il parlerait l'italien, le français, d'une voix grave, émouvante. Une voix dont les aspérités évoquaient les rocailles de son enfance heureuse. Son âme était nomade, éclairée des fulgurances du Greco comme des lueurs sombres de Rembrandt." 
Sophie Pujas n'a vraisemblablement jamais rencontré Music ailleurs que dans ses livres et ses expositions ; il semblerait pourtant qu'elle écrit constamment comme si elle pouvait écouter, réfléchir et voir cet artiste profondément taiseux. Quelquefois, mais cela survient dans un léger décalage par rapport aux rythmes constamment retenus de son écriture, elle introduit dans son texte les paroles mêmes du peintre. Par exemple, elle signale de quelle manière Music avait répondu en 1963 à un questionnaire proposé par Jean Grenier qui composait Dix-sept entretiens avec des peintres non-figuratifs. L'abstraction n'était bien évidemment pas son fort, "il ne cessait de s'excuser : Pardonnez-moi si j'abuse du mot paysage". Plus loin, avec beaucoup de douceur et sans crier gare, Sophie Pujas écrit dans l'incipit d'un paragraphe titré Combat avec l'ange : "Les paysages sont la mémoire de l'humanité". De même, dans un autre passage de son livre, elle n'hésite pas, elle énonce que "l'enfance est une destination". 
Elle évoque les multiples sources du peintre, sa formation à Vienne, ses séjours à Prague et Zagreb, son voyage en Espagne lorsqu'il découvrit Goya et Le Gréco : "il ne comprendrait tout à fait qu'après être lui-même passé de l'autre côté de la vie". Beaucoup de choses commencèrent lors de son apprentissage de Venise. "Aimer, c'est reconnaître... Il aimait Venise depuis toujours, et il aima sans peine la femme que Venise lui offrit". L'atelier parisien de Zoran Music fut autrefois l'atelier de Soutine. "Il l'avait repris des mains de Brassai ... Il y avait une douceur vraie dans ce passage de témoin, ce fil d'amitié qui refusait de se rompre". À propos de son arrestation et des circonstances de son internement, Sophie Pujas reste concise. Voici deux des propos de Music qu'elle inclut dans son texte : "On pouvait disparaître d'un instant à l'autre, pour rien" ... "Ce qui m'étonne, c'est d'avoir pu dessiner si bien". Il lui faudra exprimer, il s'agit d'une phrase de l'auteure, "la beauté inavouable de l'horreur". 
Dans un bref avertissement qui figure au début de ce livre, Pontalis signale que la veuve de Music lui avait demandé "de préciser que cet ouvrage ne saurait être considéré comme une biographie autorisée ni par elle ni par l'Archivio Music... j'accède bien volontiers à cette requête... tout en rappelant que la collection "L'un et l'autre" attend de ses auteurs un portrait personnel de celui auquel ils souhaitent rendre hommage à leur manière et en toute liberté, étant entendu que les données biographiques se doivent d'être conformes à la réalité. Je remercie Jean Clair, qui était à la fois un familier de Music et un grand connaisseur de son œuvre, d'avoir généreusement accepté que figure dans ce livre, en guise de postface, le texte qui servait d'introduction au catalogue de l'exposition consacrée au peintre par la galerie Claude Bernard, en 2010". 
[Alain Paire] 
 
Lire des extraits de ce livre ici : Sophie Pujas, Z.M. 
Sophie Pujas, Z.M, éditions Gallimard, collection L'un et l'autre, achevé d'imprimer le 29 mars 2013. 
(1) Il faudrait tenter de lire la  totalité des livres de la collection de Pontalis. Parmi ceux que j'affectionne vivement, Histoire d'un historien. Kantorowicz par Alain Boureau, Langue morte. Bossuet par Jean-Michel Delacomptée, Rimbaud le fils par Pierre Michon et Pauvre Bouilhet par Henri Raczymov. 
 
(2) Internet et la toile m'ont renseigné. Sophie Pujas, de manière intermittente, est depuis trois ans journaliste dans l'hebdomadaire Le Point. Elle publie ses articles en pages culture, on en trouve la liste sur ce lien. Entre autres, d'excellents entretiens avec des historiens, Alain Corbin, Carlo Ginsburg ou Michel Pastoureau. Ce pourrait être l'une de ses phrases personnelles, elle fait dire à Roger Chartier que "la condition de la mémoire, c'est l'oubli".