De temps à autre je tombe amoureuse d’un éditeur. Ils sont nombreux, les éditeurs, sur nos tables. Oserai-je dire beaucoup trop ? Bon en tout cas il est souvent dur de faire son choix parmi toutes les nouveautés qui paraissent, mais certains se démarquent des autres. Une couverture aguicheuse, un titre intriguant, un résumé alléchant, et puis on se lance. C’est encore mieux quand on se rend compte que l’éditeur vient du Sud-Ouest (ouais bon ça c’est mon côté chauvin, je l’assume…) et qu’il s’appelle Passage du Nord Ouest ! Je suis passée à côté d’eux un bon moment (j’ai longtemps bossé dans des librairies qui ne travaillaient pas forcément avec eux, pas le lectorat ou pas la place… allez savoir, on trouve toujours du lectorat et de la place pour les bons romans pourtant !), et puis ils me sont tombés dessus avec Les exploits d' Engelbrecht (ça pèse lourd un nain champion de boxe surréaliste) avant de me ferrer avec Les Proies, de Thomas Cullinan. Ma culture de vieux films cultes laissant à désirer (comme ma culture de romans classiques… que voulez-vous, un jour je prendrais le temps de combler ces lacunes) je n’ai pas vu l’adaptation de Don Siegel avec Clint Eastwood, mais maintenant que j’ai dévoré le livre, je vais me pencher sur le sujet. Donc pour ceux qui l’ont vu, sachez que ce film est tiré d’un roman américain de Thomas Cullinan datant des années 60, et que les éditions Passage du Nord Ouest nous font le plaisir d’éditer pour le lectorat français. J’ai d’abord été attirée par la période : la Guerre de Sécession, la bataille de la Wilderness. J’avais lu peu de temps auparavant Wilderness de Lance Weller, et je me disais que je verrais les choses sous un autre aspect. Effectivement, ces deux romans n’ont, sinon leur localisation, rien en commun. Si Wilderness était un roman violent et bouleversant sur la guerre et le traumatisme du vétéran, Les Proies est à la fois une comédie et un roman noir, et encore, ces qualificatifs ne définissent pas assez bien l’œuvre, tout à fait originale.
Car au premier abord, c’est bien lui, jeune irlandais séducteur à la langue bien pendue, qui semble être le prédateur. Il s’insinue dans le lit d’Alicia, courtise Edwina, se fait l’ami d’Amelia, le camarade d’Emily, le pèlerin de Marie, l’âme sœur d’Harriet, et le chevalier servant de Martha, mentant à tout va et intriguant dans l’ombre pour se faire couvrir d’attention et de compassion. Une cliente m’a dit « bah, j’ai pas trop envie d’un roman où les femmes se font malmener »… mais très vite, les rôles s’inversent. McBurney a méjugé de ses adversaires. De loup il devient agneau, et même si son statut de mâle dominant le rend dangereux, menaçant aux yeux des pensionnaires, qui finissent par ressentir sa présence comme une ombre, un intrus dont elles n’arriveront pas à se débarrasser et qui les oppresse, on va vite se rendre compte que cet impression de faiblesse des femmes est en fait totalement feinte. Elles sont loin d’être stupides et sans ressources. Les unes et les autres sont plus retors et plus perverses qu’elles n’en ont l’air. A une époque où les femmes sont encore jugées inférieurs, plus faibles, que les hommes, celles-ci vont prendre une revanche incroyable sur la gente masculine. McBurney va malgré lui mettre un coup de pied dans ce nid de vipères et s’en mordre allègrement les doigts. Tous les personnages du roman, autant Mcburney que les femmes qui l’entourent, ont une face obscure. Le sentiment du lecteur face aux narratrices alterne de la compréhension, l’approbation, au véritable malaise. Chacune va tenter de rationaliser les erreurs commises et les horreurs perpétrés, se dédouaner d’une manière ou d’une autre, en faire retomber la faute sur une camarade ou sur McBurney lui-même, et quand la sentence finale va tomber, on se demande encore si elle était vraiment justifiée, quelle était la véritable justice, et à quel moment les choses sont allées trop loin. Thomas Cullinan use de ce procédé de témoignages qui s’entremêlent pour tisser le canevas du destin de McBurney. On comprend dès le départ que le dénouement ne sera pas heureux, mais on ne sait de quelle manière le couperet va tomber. La façon de narrer l’histoire des femmes du pensionnat donne pourtant tout au long du roman un aspect comique, qui finit plutôt tragiquement ! Thomas Cullinan se serait apparemment inspiré d’une comédie grecque d’Eschyle pour écrire ce roman, et on en sent certainement les ressorts, ne manquent que les chœurs pour coller au genre, bien que les passages où les personnages chantent chansons paillardes et patriotiques aux veillées pourrait fort s’y apparenter…