« Fabriqué au Bangladesh »: la terreur du capitalisme

Publié le 27 avril 2013 par Eldon
Article de  Vijay Prashad, Delhi, relayé par Counter Punch

Mercredi 24 Avril, un jour après que les autorités du Bangladesh aient demandé aux propriétaires d’évacuer leur usine de confection qui emploie près de trois mille ouvriers, le bâtiment s’est effondré.

Le bâtiment, le « Rana Plaza », situé dans la banlieue de Dhaka Savar, produisait des vêtements de la filière qui s’étend des champs de coton de l’Asie du Sud jusqu’aux  machines et aux travailleurs du Bangladesh pour le compte des maisons de vente au détail du Monde occidental.

Les marques les plus célèbres y ont été fabriquées ici, comme les vêtements qui pendent sur les rayons  de Wal-Mart.

Les secouristes ont pu sauver deux mille personnes, mais plus de trois cent sont morts ont été confirmés. Ce dernier chiffre est voué à augmenter. Il convient  de rappeler que le nombre de morts dans l’incendie d’une usine Shirtwaist Triangle à New York de 1911 était de 146. Le nombre de morts ici est déjà le double.

Cet « accident » intervient cinq mois après l’incendie d’une usine textile Tazreen qui a tué au moins cent douze travailleurs.

La liste des «accidents» est longue et douloureuse.

En Avril 2005, une usine de confection à Savar s’est effondrée, tuant  soixante-quinze personnes. En Février 2006, un autre usine s’est effondré à Dhaka, tuant dix-huit travailleurs. En Juin 2010, un bâtiment s’est effondré à Dhaka, tuant vingt-cinq personnes.

Ce sont les «usines» des vingt premières années de la mondialisation initiée au XX siècle – édifices  mal construits pour un processus de production orientée vers des longues journées de travail et nécessitant des travailleurs dont la vie est soumise à des impératifs de production à flux tendu.

A propos des usines de l’Angleterre du XIXe siècle, Karl Marx avait écrit: « Mais dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps des repas et l’incorpore, toutes les fois qu’il le peut, au procès même de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l’huile et du suif à la machine. Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraîchir la force vitale, au minimum d’heures de lourde torpeur sans lequel l’organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner. Bien loin que ce soit l’entretien normal de la force de travail qui serve de règle pour la limitation de la journée de travail, c’est au contraire la plus grande dépense possible par jour, si violente et si pénible qu’elle soit, qui règle la mesure du temps de répit de l’ouvrier. Le capital ne s’inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité. »( Capital , chapitre 10, Paragraphe V).

Photo par Taslima Akhter.

Ces usines au Bangladesh font partie du paysage de la mondialisation qui est reproduit  dans les usines le long de la frontière américano-mexicaine, en Haïti, au Sri Lanka et dans d’autres endroits qui ont ouvert leurs portes à un usage intensif de l’industrie du vêtement et du nouvel ordre commercial des années 1990.

Ces sombres pays qui n’ont eu ni la volonté patriotique de se battre pour leurs citoyens, ni le souci d’un affaiblissement à long terme de leur ordre social, se sont précipités pour accueillir la production de vêtements.

Les grands producteurs de vêtements n’ont plus voulu investir dans les usines et ils se sont tournés vers des sous-traitants, en leur offrant des marges très étroites pour les bénéfices et les forçant ainsi à gérer leurs usines comme des prisons du travail.

Le régime de sous-traitance a permis à ces entreprises de rejeter toute culpabilité pour ce qui a été fait par les propriétaires réels de ces petites usines, leur permettant de profiter des avantages des produits bon marché sans que leurs consciences soient altérées par  la sueur et le sang des travailleurs.

Il a également permis aux consommateurs dans le monde atlantique d’ acheter une grande quantité de marchandises, souvent grâce à une consommation financée par la dette, sans se soucier des méthodes de production.

[...]

En juin 2012, des  milliers de travailleurs de la zone industrielle de Ashulia, à Dhaka, ont protesté pour des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail. Pendant des jours, ces travailleurs ont provoqué la fermeture de trois cents usines, bloquant la route de  Dacca-Tangali à Narasinghapur. Les travailleurs gagnent entre 3000 taka (35 dollars) et 5.500 taka (70 dollars) par mois et voulaient une augmentation entre 1500 taka (19 $) et 2000 taka (25 dollars) par mois. Le gouvernement a envoyé trois mille policiers pour sécuriser les lieux, et le Premier ministre face à ces  supplications anodines a juste déclaré qu’il se pencherait sur la question. Un comité de trois membres a été mis en place, mais rien de substantiel en est ressorti.

Conscient de la futilité des négociations avec un gouvernement subordonné à la logique de la filière, Dhaka est tombée dans une forme de violence nouvelle depuis l’écroulement de l’édifice Rana.

Les travailleurs ont fermé la zone de l’usine autour de Dhaka, bloquant les routes et en cassant les voitures. L’insensibilité du Garment Manufacturers Association Bangladesh (BGMEA) attise la colère des travailleurs. Après les manifestations en Juin 2012, Shafiul Islam Mohiuddin, dirigeant à la tête du BGMEA, avait accusé les travailleurs d’être impliqués dans «une conspiration. » Il a fait valoir qu’il n’y a « aucune raison d’augmenter les salaires des travailleurs. »

Cette fois-ci, le nouveau président Atiqul Islam, a suggéré que le problème n’était pas la mort des travailleurs ou les conditions de travail,  mais « l’interruption de la production en raison de troubles et de hartals [grèves]. « Ces grèves, dit-il, sont« juste un autre coup dur pour le secteur du vêtement. « Pas étonnant que ceux qui sont descendus dans les rues aient si peu confiance dans les sous-traitants et le gouvernement. »

Quelle que soit la protection assurée par la loi du travail du Bangladesh, tout cela est mis à bas par l’inefficacité du Ministère du Département des Inspections du Travail. Il y a seulement dix-huit inspecteurs et inspecteurs adjoints pour surveiller les 100.000 usines de la région de Dhaka, où sont situées la plupart des usines de confection.

Si une infraction est constatée, les amendes sont trop faibles pour provoquer des changements. Lorsque les travailleurs tentent de former des syndicats, la réponse sévère de la direction est suffisante pour réduire leurs efforts. La direction préfère les flambées de violence anarchiques à la consolidation constante du pouvoir des travailleurs.

En fait, la violence a conduit le gouvernemen à créer une cellule de gestion de crise et une police industrielle non pas pour surveiller les violations des lois du travail, mais pour espionner les syndicats des travailleurs.

En Avril 2012, des hommes à la solde de l’industriels du  textile ont enlevé Aminul Islam, l’un des principaux organisateurs du Centre du Bangladesh pour la solidarité des travailleurs. Il a été retrouvé mort quelques jours plus tard, le corps marqué de traces de torture.

Le monde occidental, quant à lui, absorbé par  la guerre contre le terrorisme et le ralentissement de l’économie, est incapable toute introspection sérieuse sur le mode de vie qui repose sur la consommation alimentée par la dette au détriment des travailleurs à Dhaka.

Ceux qui sont morts dans le bâtiment de Rana sont victimes non seulement de la malversation des sous-traitants, mais aussi de XXIe siècle, la mondialisation.

Source: Counterpunch