Du rôle des tabous

Par Pseudo

Disons-le tout net — sans y mettre aucune emphase : les députés l'autre soir, en instituant le mariage des homosexuels, ont fait tomber un grand tabou anthropologique. (Anthropologique... Oui on osera, en toute impertinence, cuistrerie ou vacuité, c'est au choix du lecteur, utiliser ce mot qui n'appartiendrait qu'aux spécialistes — comme chacun se les choisit, bien entendu, même sans les avoir lus — en tout cas selon les éditorialistes de certaines gazettes boboïdes, tel le Nouvel Obs du 25 avril, ce parangon de la fausse rébellion contre l'injustice sociale et du vrai sectarisme). Et contrairement à ce que les propagandistes du texte voté laissent accroire, notre pays ne rattrape pas ainsi quelque prétendu « retard » par rapport au reste du monde éclairé dont l'extension serait impériale ; nous n'étions en rien une arrière-garde piteuse. En réalité c'est pour la marge de la communauté humaine que la France s'est détournée, en s'introduisant, convulsée et divisée, dans le cercle étriqué de l'exception — quelque 14 pays (plus 3, si l'on inclut ceux qui accordent ce « droit » sur une partie seulement de leur territoire), parmi les 203 Etats que compte le globe selon les critères de la convention de Montevideo... Ça, le cœur dense de l'humanité ? Même au sein des nations d'Europe, continent qui rassemble pourtant la grande majorité de ces pays marginaux — 9 désormais... —, où est ce fleuve de civilisation qui entraînerait tout sur son passage ? Que les lyriques se calment : nous avons glissé dans la marge, tout simplement. Un dévoiement, au sens littéral.

Mais le plus important n'est pas la statistique. L'important est la vision que l'on se construit — ou que l'on déconstruit — de l'humanité. Car celle-ci n'est pas une donnée immédiate de la nature ; sa réalité procède de la conception qu'on s'en fait, bâtie sur un écheveau de schémas mentaux qui lui donnent sa véritable consistance. Cette vision générale, organisée — anthropologique donc, et au sens propre, malgré les cris d'orfraie piaillés à ce mot ou les sottes moqueries que braient les « ethnologues » sur papier glacé de la gauche mondaine —, est déclinée ensuite, ou appliquée, pour constituer le regard que nous portons sur cette humanité en actes qu'on appelle « sociétés » ; terme qui tolère le pluriel puisque désignant une réalité de l'ordre circonstanciel, sans que cette diversité puisse toutefois remettre en question l'unicité de substance de ces diverses sociétés, tirée de l'humanité commune.

Or il est intéressant de constater que ces schémas mentaux prennent naissance, principalement, dans l'imposition d'interdits. Les principes structurant le tronc anthropologique commun, la vision la plus commune, la plus générale de l'humanité, sa genèse en quelque sorte, sont d'ordre négatif. Ce sont, au sens propre, des tabous. Leur inventaire serait complexe en raison de la diversité de leurs expressions, de leurs variantes, selon les traditions ; mais on en a une sorte d'illustration partielle, à notre portée, avec le Décalogue de la tradition judéo-chrétienne.

Par-delà les singularités de civilisation, quelques-uns de ces tabous semblent toutefois quasi universels : celui du meurtre ou du versement du sang, plus particulièrement à l'égard de ses géniteurs ; celui du contact avec certains objets de souillure, notamment les excréments humains ; celui du mensonge ou de la trahison, principalement au sein de son clan ou à l'égard de ses pairs (On écarte ici le tabou des tabous des sociétés « religieuses », celui du blasphème et de l'apostasie, car malgré son primat avéré dans ces traditions, il n'est pas anthropologique mais cosmogonique.) Parmi les plus communs, les plus universels ou les plus originels de ces tabous « fondateurs d'humanité », on trouve ceux qui sont liés à la sexualité, ou plus généralement à l'accouplement : celui de l'inceste (souvent étendu à l'endogamie), de la pédophilie (concernant les enfants pré-pubères en tout cas), de l'homosexualité.

L'analyse de la fonction des tabous dépasserait — et de loin ! — l'horizon fixé à cette note. On peut pressentir cependant que toute la mythologie qui les constitue, les propage, les impose, poursuit un double but fondamental : Le premier semble être de « générer du genre humain », autrement dit définir les attributs constitutifs d'humanité, mais de manière négative ou excluante : un humain c'est ce qui s'interdit absolument de penser « Ça », de dire « Ça », de faire « Ça »... Une façon de délimiter la manifestation de la genèse humaine, d'en fixer à la fois le « contour »  et la « substance », d'établir sa généalogie en quelque sorte : telles sont les racines et les bornes du genre humain. La dignité d'être humain est reconnue à l'intérieur de ces bornes. Au-delà l'être ne se distingue plus des formes extra-humaines de la nature, il choit immanquablement à un rang animal, voire monstrueux, et risque jusqu'à la réification. Cette vision excluante amenant par corollaire à une conception positive : un humain, c'est ce qui ne peut faire autrement que de penser ainsi, de parler ainsi, d'agir ainsi... 

Le second de ces buts, indissociable du premier, n'est plus d'ordre ontologique mais social — dans une acception de ce dernier terme à rapprocher de « sociétal », ce mot devenu si chic. Le tabou est ce qui permet de construire de l'ordre social, ou plus exactement d'en prévenir la destruction — malheur absolu pour toute société qui se pense, comme pour tout corps vivant, puisque correspondant à sa dissolution. Si l'on reprend la forme corollaire, le tabou est censé garantir le maintien d'une harmonie-seuil au sein de la société, c'est-à-dire celle sans laquelle aucun nœud de relations interpersonnelles ou intergroupes ne peut aboutir à une société viable. Ciment de cohésion à la fois intellectuel, moral et pratique permettant aux divers éléments du corps social de s'agencer les uns les autres, et de constituer, justement, un corps — contraignant ipso facto la foison des aspirations et des pulsions individuelles, porteuses de chaos. Le propre du vivre ensemble, tout simplement.

L'interdit de l'inceste est assez facile à considérer sous cet angle-là : les « désordres » qui s'ensuivraient dans une communauté dépourvue de ce tabou ont été suffisamment bien exprimés par la mythologie et par la psychanalyse, entre autres, pour qu'on n'ait pas besoin d'y revenir. Celui de la « pédophilie » est plus complexe. L'expression, déjà, est d'un usage trop récent pour qu'on en retrouve une trace mythologique. De plus l'obsession actuelle de cet interdit — sa transgression est devenue l' horresco referens absolu des modernes, qui feraient mieux alors de parler de « pédoclastie » —, obsession elle-même plutôt récente, n'incite guère à apprécier dans toute sa complexité la vision qu'ont pu en avoir des sociétés antiques (référence à la civilisation hellénique, bien sûr, mais pas uniquement), où l'«initiation » de très jeunes gens par d'adultes mentors ne se résumait pas au caractère exclusivement génital. Outre qu'une telle relation, convenue au sein du corps social, ne se concevait qu'entre un adulte (l'éraste) et un adolescent déjà obligatoirement entré en transition pubère (l'éromène), et qu'elle n'était pas « institutionnalisée » dans une union formelle. Quoi qu'il en soit, et indépendamment des attitudes ci-dessus évoquées, il est plausible de dire que la plupart des sociétés ont instauré un âge nubile — fort variable dans le temps et l'espace — en-dessous duquel le mariage est prohibé strictement. Ce qui sous-entend, même s'il n'y a pas coïncidence absolue, l'interdit de relations sexuelles sur la simple considération de l'âge. Rapportons cet interdit, quasi universel donc, au rôle de prévention de la dislocation sociale que l'on prête au tabou : on peut aisément imaginer, a contrario, ce qu'il adviendrait des familles, clans, tribus et autres gentilices où, par exemple, les adultes mâles seraient libres de s'accoupler avec les enfants de tous âges — y compris dans leur propre entourage, d'y choisir leurs objets sexuels, ajoutant en cela le désordre de l'inceste — au terme d'échanges, de marchandages, voire de rapts, aboutissant dans tous les cas à l'asservissement le plus vil et à la « chosification » du petit humain, bien incapable de faire valoir ni son point de vue, ni ses intérêts, ni son désaccord... Façon bien risquée d' « élever » l'adulte de demain, censé faire vivre à son tour, et ainsi de suite, une société dont la pérennité serait immanquablement compromise... Qu'il suffise de constater les dégâts mentaux et sociaux survenus chez les victimes précoces de prédation sexuelle pour s'en convaincre. 

De son côté, la prohibition et la répression traditionnelles de l'homosexualité — qui ont pu, et peuvent toujours dans certaines régions du monde, entraîner l'emprisonnement voire la mort — s'expliquent sans doute par cette même crainte de « désordres », que la communauté pense ne pouvoir soutenir sans dommages. L'origine plus directement religieuse de ce tabou paraît vraisemblable. Dans les traditions abrahamiques par exemple, l'accouplement homosexuel, notamment masculin, est vu comme une atteinte à l'ordre du monde tel que le démiurge l'a conçu : il corrompt simultanément l'être en soi, dans sa manifestation au plan terrestre — en bafouant la fondamentale polarisation sexuée de cette incarnation, condition sine qua non de sa réalisation —, et l'ordre social en ce que celui-ci doit nécessairement s'organiser en « résonance » avec les ordres cosmique et métaphysique, les refléter, sous peine, en rompant une « harmonique » aussi vitale qu'un cordon ombilical, d'inhiber sa propre existence.

L'universalité de ce tabou s'étend cependant bien au-delà des sociétés de tradition monothéiste. Les deux continents les plus unanimement ou les plus obstinément hostiles à la reconnaissance des couples homosexuels sont l'Asie et l'Afrique — particulièrement, pour cette dernière, dans ses régions les moins influencées par l'implant islamique ou chrétien. En Europe même, où le sens religieux s'est quasi dissipé, l'homosexualité, si elle n'est plus pourchassée ou vilipendée, est restée très majoritairement cantonnée dans le champ de la vie privée, l'excluant de fait de toute reconnaissance institutionnelle. Et dans ce creuset de l'Europe pré-chrétienne que fut l'antique Grèce, la pratique pédérastique évoquée plus haut, si elle a pu s'apparenter à une forme de processus éducatif — dans les seules classes citoyennes de la société, pour ramener le phénomène à ses justes proportions, et en rappelant que la relation sexuelle n'en était qu'un aspect parmi d'autres —, n'a jamais remis en cause, ni même prétendu « concurrencer », le statut marital : d'une part les relations homosexuelles entre adultes (hommes ou femmes) y étaient réprouvées — systématiquement pour le genre féminin, et, pour le genre masculin, dès l'entrée de l'éromène dans le monde adulte ; d'autre part, malgré l'insigne infériorité du statut de la femme dans cette société-là, la seule union familiale reconnue et autorisée ne pouvait être que hétérosexuelle.

Outre les traditions à proprement parler religieuses donc, mais à leur instar — ainsi que l'ont rappelé ces quelques illustrations, de l'Afrique animiste et griotique à l'Europe moderne (égalitaire et athée), ou à la Grèce antique (inégalitaire et mythique) —, il existe donc bien, de façon assez générale en dépit d'une extrême variété de nuances, une prohibition de l'acccouplement homosexuel, au moins dans ses prétentions à devenir phénomène constitutif de l'ordre social, ou participant de cet ordre, et par extension à s'affirmer comme marqueur anthropologique. En clair la plupart des cultures, y compris les moins « métaphysiques », maintiennent que les couples homosexuels n'ont pas la capacité de constituer ce plus petit noyau institutionnel, ce « grumeau » reconnu de société, car celui-ci ne serait pas en phase, alors, avec l'ensemble des marqueurs anthropologiques, fondés sur la polarisation sexuelle. Or le « noyau » de société doit nécessairement rester en coïncidence de phase avec la conception-socle de l'humanité, sous peine de rompre une cohérence d'ensemble indispensable à l'équilibre de l'étage intermédiaire, l'étage social. Le mariage-institution n'a donc pas de sens dans ce cas. Ce faisant, est récusée formellement la notion sous-jacente d'indifférenciation des pôles masculin et féminin — indifférenciation qui induirait un authentique processus d'entropie anthropologique —, pôles réaffirmés au contraire comme générateurs d'humanité dans ses dimensions aussi bien physique que mentale.

Il y a donc, de fait, la reconnaissance au moins implicite que l'homosexualité — même là où on ne la regarde plus avec la férocité qu'on continue de vouer à la pédophilie —, n'est pas conforme à un « ordre du monde » fondamental, et qu'on ne saurait s'extraire intégralement de celui-ci sans risquer de perdre un ultime repère existentiel. La problématique ne se résout pas dans l'éternelle dualité nature-culture. Certes « la nature de l'homme est l'artifice »... mais jusqu'à un certain point : l'humanité est incarnée, qu'on le veuille ou non, et son écologie l'est forcément aussi. Les capacités génératrices de l'être humain, son pouvoir de contourner certaines lois naturelles ne sont pas indéfinies : elles s'arrêtent aux bornes prométhéennes. L'une de ces bornes est justement atteinte lorsqu'on prétend nier, ou passer outre, cette polarité sexuée de l'humanité, à la fois matérielle et fondatrice de sens, d'où toute notre conception anthropologique est issue.

Un système de pensée et de pratique sociale établi sur la notion d'indifférenciation de ces pôles ne pourrait apparaître que de façon illusoire comme la libération d'une contrainte — à laquelle il est absurde de croire échapper. En imaginant s'affranchir d'un déterminisme, on ne ferait qu'amorcer la démolition méthodique d'une construction pluri-millénaire, l'Adam dual, contenant le germe mâle et le germe femelle qui ont engendré l'humanité  aux mille visages (aucune allusion ici aux doctrines créationnistes). Autant dire, notre généalogie à tous et à chacun — sur laquelle est fondée la reconnaissance de notre dignité et son inviolabilité — dont on croit pouvoir briser impunément le lien et l'avenir. L'interdit mis sur le « mariage homosexuel » dans la plupart des pays du monde — et, parfois plus tragiquement, la criminalisation des relations homosexuelles dans quelques régions exotiques — vise sans doute à prévenir ce risque de dissolution philosophique et pratique, plus particulièrement celui de la destruction des repères de filiation, essentiels à la structuration mentale de l'individu...

S'agissant de la construction de la personnalité justement : les contre-exemples qu'on nous met sous le nez, ces ménages homosexuels avec enfants où tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes, censés démontrer l'ineptie de l'argument anthropologique des opposants au « mariage pour tous » — situations « de laboratoire » où les enfants sont merveilleusement élevés par des « parents » modèles, où ils ne souffrent d'aucune atteinte mentale ou psychologique, ni d'aucun conflit d'identification intime, ni de la moindre insécurité ou instabilité narcissique consécutive à la dislocation des repères de filiation, et sont intégrés sans la moindre stigmatisation dans les divers groupes de sociabilisation de leur âge, etc. — sont d'une belle niaiserie « scientifique», ou plus vraisemblablement d'une royale hypocrisie : les cas présentés datent d'une dizaine d'années tout au plus ! Quel laps de temps pertinent pour qui prétend étudier les effets d'un phénomène anthropologique dans la durée, nécessairement trans-générationnels! Nos savants sur papier magazine font sans doute de bien beaux scientifiques, mais ce doit être à l'échelle du monde des fourmis, ou des mannes volantes...

Au lieu de moquer et de caricaturer stupidement le mouvement d'opposition qui s'est manifesté contre le mariage des homosexuels — seule expression convenable, le « mariage pour tous » existant depuis belle lurette —, les lobbyistes du gay power (voir ici) et leurs propagandistes, la victoire acquise, pourraient au moins avoir la grandeur d'esprit de reconnaître sa dignité à l'adversaire. Et d'abord, ses effectifs : que signifient ces décomptes outrancièrement minorés des manifestants par des flics aux ordres ? Que signifie également l'aigre et vicieuse propagande assimilant ces masses, souvent sincères et inaccoutumées aux manifestations de rue, à des suppôts d'un catholicisme intégriste ou d'officines de l'extrême-droite ? Comment entendre l'imbécillité criminelle d'un Pierre Bergé assurant «qu'il ne pleurerait pas si une bombe explosait sur leur passage » (!) Que penser d'un Bertrand Delanoë envoyant sa facture pour les « dégâts » causés au Champ de Mars ou je ne sais quel espace vert de Paris ?

Plus généralement, ces têtes pensantes et donneuses de leçon parviendraient-elles à pressentir, au moins pressentir, que la question de notre vision globale, et bâtie dans la durée, du monde humain, de sa stabilité, de la pérennité de sa dignité — tellement fragile et si souvent agressée — n'est pas une question mineure ou frivole ? Qu'il y a là quelque chose d'essentiel, bien plus grave que nos habituelles controverses sur l'organisation politique de la cité. Que les bouleversements qu'une loi va soudain apporter dans ce domaine vital, cet ébranlement de mœurs pluri-séculaires, peuvent « remuer » bien des consciences — même non catholiques, même de gauche, même non « homophobes »... —, sans qu'elles méritent pour autant d'être insultées. Surtout si ladite loi fut si mal préparée, ses conséquences si peu ou si médiocrement étudiées, et qu'il fallut la voter dans la précipitation et la confusion. Tout cela afin de complaire à un petit lobby d'activistes amers... et de « cliver », à la sarkozienne, la société française pour mieux désigner l'ennemi et rassembler la meute autour d'un président contesté.

Que les petits marquis et le clergé formant la cour versaillaise des temps présents se rassurent : la messe est dite, aucune ligue factieuse ne s'opposera à l'application «démocratique » de cette loi, votée au Parlement — une fois le Conseil constitutionnel entendu. Ils n'ont plus besoin de faire chevroter leur voix pour ameuter les patriotes : le royaume n'est pas en danger du fait de l'opposition au mariage gay ! Que l'intolérance, l'arrogance de ces parvenus, et cette rancune qui leur tord la bouche, peuvent les faire bêtes et ridicules ! S'il pouvait y avoir un tabou de la jean-foutrerie...


(Illustrations, de haut en bas : Oxo Yutz, "Œdipe et les arbres rouges", peinture sur bois ; Eraste et son éromène, intérieur de coupe attique, Musée du Louvre ; xxx ; Daniel Maja, "Mutus Liber IV")