[note de lecture] Charles Pennequin, "Pamphlet contre la mort", par Antoine Bertot

Par Florence Trocmé

Il y a, tout à la fois, la « poésie tout-à-trac », l’abandon du « style » pour rejoindre « l’aléatoire » jusqu’à ce que cette poésie « se bouffe les mots », et puis le risque que les paroles apportent la mort. Les paroles s’en prennent à la vie, peuvent y faire des « étincelles » mais aussi elles la « tordent » jusqu’à la priver d’air. L’écrit est ce qui permet de « tordre » cette fois les paroles afin de s’en prendre à ce qui tue la vie au bout du compte. L’écrit, s’il tue les paroles, est à la recherche de la vie qui y est « chant ». Pamphlet contre la mort est un pamphlet en acte, en écrit. Entre la vie, les paroles et l’écrit, ça ne cesse de bouger, de varier. C’est un autre biais que celui de la performance pour repousser, dans un grand rire inquiétant, la mort.  
Il prend plusieurs formes. Des blocs de prose, parfois sur plusieurs pages, à phrases courtes et relancées comme des ajouts permanents à ce qui avait été fini. D’autres blocs de prose à phrases longues rythmées par des virgules, un souffle long. Ou encore des vers libres. Enfin aussi, moins nombreux quelques blocs de prose d’une voix rythmée par des barres obliques : là sont retranscrits des paroles proches du témoignage (un homme d’une « cité », un autre sortant de prison, un autre parlant du « cucul » de la société…). Mais ces formes et ces voix diverses, ces tons divers aussi, même s’ils forment des sections qu’on peut consulter grâce à la table des matières, sont tous mises en page à la suite. Se succèdent : pamphlet violent envers les « gros cons » de l’art, récit d’un rêve absurde à propos d’une somme gagnée au loto sans avoir joué, interrogation sur qui remplira un cercueil qu’on a sous les yeux – soi-même, son père, son chat, tous à la fois ? – ou des textes ancrés dans le pronom « nous », plus épiques, celui des « petites âmes de pauvres » de l’histoire... Seule un saut de ligne pour le titre est visible, mais pas de saut de page entre les textes. Tout est présenté comme une seule poussée-pensée pamphlétaire.  
Le corps n’en finit pas d’avancer vers son cercueil, de tomber, c'est-à-dire d’aller vers son dernier « trou », et ce dès la naissance : « car dès que la naissance est faite c’est la mort qui survient. elle survient grâce à tout ce qui s’accumule et pourtant ne nous donne rien de bon. » La poésie agit et tente de repousser tout ce qui vient encombrer le « vide » ou le « rien », ce qui « enferme » la pensée et tout ce qui est « rentassé » en nous, c'est-à-dire l’identité, le « misérable ego » imposé par la famille, les souvenirs, et « tout rassemblement humain pour se tenir chaud ». « Dire niet à tout » ou « dire merde à l’existence », entendue comme tout ce qui s’ajoute au vide et en divertit, c’est tenter de ne pas précipiter le « déclin » provoqué par le fait de « décliner son identité » et de jouer des coudes contre les paroles politiques et médiatiques qui « prennent de haut », qui imposent une existence de « petite trogne » sur le vide de chacun, ou une « intelligence » (« on nous a chargés de croyances pures et de pensées éclairées »). Il faut s’y attaquer avec la force du pamphlet, en ramenant tout ça à sa qualité « d’étrons ».  
Mais si la poésie doit agir pour montrer le vide, elle n’est pas pour autant immédiatement « parole vraie ». Plutôt elle la cherche : 
je cherche la parole vraie 
ne vous moquez pas 
la parole vraie existe 
il faut la traquer 
il faut la débusquer la parole vraie 
on ne la débusque pas comme ça 
il faut du temps pour trouver 
de la parole vraie 
il faut être un chercheu
Cette recherche doit donc se faire, non par une révélation, mais, comme la vie, par le « loupage » : « le problème de la vie, c’est de louper son entrée. on se plante malencontreusement dans sa propre parole et ses actes. tout est affaire de loupage. » Il y a une équivalence de ratage entre les mots et la vie. Une même distance de soi à son vide essentiel que de soi à ses mots. Si la poésie doit être directe, elle n’atteint pas d’un coup mais se doit alors d’aggraver la « déconfiture » pour dépasser même la « parole vraie », par « un vrai qui est allé plus loin », jusqu’au « faux » : poésie du revirement. Redire ou « rester planté dans sa langue et ses obsessions » pour pousser et penser toujours plus, dans le mouvement et hors de la fixation. Il s’agit de faire sortir le chant par une écriture qui ressasse pour mieux déblayer en vue de faire entendre un vide et un rire à la fois absurdes et violents. Le livre fait partie de ce travail : il est, comme il est écrit sur la quatrième de couverture, le « cercueil » de « tous les papiers du type qu’on imagine » dedans. Il est un moyen de se vider, une de ces « petites luttes faites avec des petites mains » afin de ne pas laisser passer impunément l’histoire qui ne nous « loupe pas ».  
[Antoine Bertot] 
 
Charles Pennequin, 
Pamphlet contre la mort 
P.O.L, 2012, 14€. 
sur le site de l’éditeur, avec possibilité de lire quelques pages