Comme on nous parle

Publié le 07 mai 2013 par Dominique Le Houézec


Le langage médical n’est pas le même selon qu’un médecin parle à un autre médecin ou qu’il parle à un malade ou au proche d'un malade. Il n’est pas le même, non plus, lorsque des gens qui ne sont pas médecins parlent entre eux de leurs problèmes de santé ou lorsqu'ils en parlent à leurs médecins. Le langage est par  ailleurs différent selon qu’il est écrit ou parlé. Il existe enfin des différences notables entre le discours médical écrit des articles et publications médicales et les écrits des forums médicaux.

Parce que le sujet est vaste et difficile et parce qu’il a une  grande importance, je voudrais que les lecteurs intéressés participent à l’élaboration collective de cette réflexion. Dans le texte ci-dessous j’affirmerai un certain nombre de choses et je poserai des questions. Il serait bon qu’il y ait le maximum de réactions pour enrichir, nuancer, préciser et ouvrir d’autres pistes.
Dans une première partie, je voudrais signaler un certain nombre de faits en évitant de donner mon avis. Dans une deuxième partie, je dirai ce que j'en pense. Une troisième  partie pourrait être vos réactions et nos échanges.

Première partie : quelques observations.


1- Bénéficier. Les médecins, lorsqu’ils se parlent entre eux et lorsqu’ils publient, emploient volontiers le mot "bénéficier". Ils l’emploient quand le malade a véritablement tiré un bénéfice, mais ils l’emploient aussi même quand l’évolution de la maladie est défavorable. Cela va même jusqu’à la caricature lorsque l’on écrit "Le corps a bénéficié d’une autopsie".

2- Autopsie. Le dictionnaire Robert des synonymes propose comme synonyme "docimasie" (terme que je n’ai jamais entendu employer) et "nécropsie" ou "nécro"(argot). 

J’ai plus souvent entendu parler de "nécropse" comme dans des expressions "Tu n’oubliera pas de faire la nécropse avant midi" ou "Il faudra mettre le compte-rendu de la nécropsie dans le dossier".
Par ailleurs, le Littré n’aime pas le terme autopsie, lui préférant nécropsie ou nécroscopie. "On dit aussi, abusivement, autopsie au lieu de autopsie cadavérique ou de nécropsie". En effet autopsie vient du grec "autopsia" (action de voir de ses propres yeux) et donc "On a proposé, avec raison, de substituer nécropsie ou nécroscopie à autopsie, qui ne présente pas un sens déterminé, et qui est cependant beaucoup plus usité."

3- Le langage relatif au cancer. Le mot "crabe" figure dans le titre de deux livres écrits par des personnes ayant un cancer " Le crabe sur la banquette arrière " d’Elisabeth Gille et " K - Histoires de crabe " de Marie-Dominique Arrighi. Je ne l’ai jamais entendu utiliser par des médecins, ni dans leurs échanges entre eux, ni dans leurs échanges avec des  malades.
Inversement, les mots "épithélioma", "adénocarcinome" ne sont pas souvent employés par des non-médecins.
Les médecins parlent de tumeur maligne et lorsqu’ils disent  "tumeur" en omettant l'adjectif maligne, ils savent qu’ils l’ont omis. En revanche, le mot tumeur (où l'on entend  le terme "Tu meurs?") est souvent employé et ressenti par les non-médecins comme voulant dire cancer. La notion de tumeur bénigne n’est pas fortement  présente dans le discours "profane".Les  mots "cochonnerie", "cochonceté", "saloperie" sont parfois utilisés par les médecins et par les  malades, mais avec une intonation différente.
Le langage médical des cancérologues utilise par ailleurs souvent des métaphores guerrières. Métaphores  très  utilisées dans le langage des médecins mais beaucoup plus rares dans les échanges entre malades.

4- Le syndrome d’Angelman, la trisomie 21 et l’infarctus du myocarde. Si je réunis ces trois affections, c’est pour une raison qui apparaîtra dans la discussion.
Le Syndrome d'Angelman porte le nom du pédiatre Harry Angelman qui l’a décrit en 1965. Mais au cours des  premières années suivant sa description, il a été appelé "happy puppet syndrome" dans la littérature de langue anglaise et "syndrome du pantin hilare" en français. Autrement dit, parce que l’on avait remarqué que ces enfants riaient sans raison, on les a nommé "happy" en anglais et "pantins hilares" en français en ignorant massivement  leur souffrance et celle de leurs parents.

Dr Langdon-Down (1828-1896)

La trisomie 21 a longtemps été appelée "mongolisme" et souvent dans les pays anglo-saxons "syndrome de Down".  Langdon Down pensait que l’idiotie était liée à la résurgence de traits des races dites à l'époque comme inférieures et à côté de l’idiotie mongoloïde, il avait cru identifier une idiotie  négroïde. Malgré la découverte de l’anomalie chromosomique, il a fallu de nombreuses années avant que ces termes "mongolisme" et "syndrome de Down" commencent à s’effacer de la mémoire médicale.

L’infarctus du myocarde. Le mot infarctus a la même étymologie que farce. Pour le Trésor de la langue  française : Lat. sc. emprunté au latin infarctus, forme rare du participe passé, issu du supin infartum de infarcire (forme usuelle : infercire, supin infertum) « fourrer dans, remplir », lui-même composé de in « dans » et farcire « farcir, garnir, emplir, bourrer »
Dans le dictionnaire historique de la langue française, infarctus n’est pas une forme rare, mais une forme altérée de infartus.
Ainsi des médecins ont utilisé du latin très approximatif pour nommer une maladie en retenant un élément, le bourrage ou la farce, qui n’est ni le tout de la  maladie, ni même sa caractéristique la plus importante.

5- On emploie de plus en plus d'abréviations et de sigles. Les médecins ont depuis  longtemps utilisé des sigles. On disait de longue date OAP pour oedème aigu du poumon ou DDB pour dilatation des bronches,ou encore HTA pour hypertension artérielle. Mais ces abréviations étaient à usage interne. Les  médecins et les étudiants les employaient entre eux, ils n’employaient pas ces sigles dans leurs échanges avec les malades. Ni les malades, ni leurs familles n’utilisaient ces sigles dont ils ignoraient le plus souvent l’existence.
Aujourd’hui, l’AVC ou accident vasculaire cérébral est un terme très largement utilisé par tous. Parfois le médecin annonce "Vous avez fait un AIT" (accident ischémique transitoire) et le malade répète à son entourage "J’ai fait un AIT".
Ces sigles, même quand on les comprend, donnent le vertige comme cette phrase relevée dans un forum médical : "Des info seront incessamment sur les sites d’Infovac, de l’AFPA et de la SFP. L’INPES met à disposition de nombreux documents aussi (vous les trouverez aussi sur le site de l’AFPA)."
Les abréviations prolifèrent également. On parle de "colo" ou de "colono" pour les coloscopies, de "mammo" pour les mammographies, de "nume" pour les numérations globulaires. Et surtout, lorsque l’on évoque les  recommandations, on parle très souvent de "reco" ce qui n’ est pas du  tout la  même chose. Nous le verrons dans la deuxième partie.

Deuxième partie : quelques propositions d’explications.


1- Lorsque des médecins disent "Le malade a bénéficié" et lorsque chaque fois qu’ils évoquent un cas, ils répètent que "Le malade a bénéficié", ils créent un système où toute intervention médicale entraîne toujours un bénéfice, toute  intervention médicale est systématiquement, du moins au niveau du discours, positive.
Ce discours est agréable à tenir, celui qui l’énonce dit tout le  bien qu’il pense de son action et partant de lui-même. Il est par ailleurs agréable à entendre. Il est certes un peu désagréable d’entendre quelqu’un s’adresser des louanges mais d’une part, c’est un code convenu, une règle générale et celui qui reçoit ce message auto-satisfait pourra à son  tour émettre des messages d'autosatisfaction.
D’autre part cette répétition de ce qui ressemble à un mantra "Le malade a bénéficié" crée une atmosphère générale de réussite et d’efficacité. Les  médecins qui font face à la souffrance et à la mort sont rassurés de s’entendre dire les  uns aux autres, à tour de rôle "Le malade a bénéficié".
A la limite, on pourrait imaginer quelqu’un qui a beaucoup  souffert, qui a été opéré plusieurs fois et dont la fin a été un cauchemar. Si celui qui raconte l’histoire de sa maladie la  ponctue de "Il a bénéficié d’une IRM, et a bénéficié ensuite d’une splénectomie,  puis il a bénéficié de ceci et de cela. Et enfin, son corps a bénéficié d’une autopsie", il crée  pour l’auditoire un discours où même les situations les pires et objectivement les moins satisfaisantes sont considérées comme témoignant de l’excellence de la médecine et des  médecins.

2- Autopsie. Il me semble que Littré a raison de considérer que les termes "nécropsie" et "nécroscopie" sont plus adaptés que le mot "autopsie". Pourtant, c’est le mot  autopsie qui est utilisé de façon quasi-exclusive par le public non-spécialisé. Les médecins parlent d’autopsie quand ils  parlent aux familles et de "nécropse" quand ils parlent entre eux.
Il y a dans le terme "nécropse" de la dérision, quelque chose comme une affirmation que, même devant la mort, le médecin reste capable de jouer avec les  mots, de n’être pas  prisonnier des mots et de la vision du monde qui  accompagne ces mots.


3- Langage du cancer. Sur ce  point je conseille  la  lecture du texte "métaphore et médecine" déjà cité. Et notamment ce que dit Jim N. Hardy dans sa  lettre "Metaphor may fill the space created by uncertainty".
Il se demande si les métaphores n’ont pas pour fonction de remplir un vide. Un vide fait d’ignorance et de peur. Il suggère "plus d’écoute active et moins de discours pour remplir le silence inconfortable" afin "d’améliorer la communication et pour permettre que notre ignorance et notre incertitude mutuelle puissent être partagées".
Et il cite dans l'ouvrage " La maladie comme métaphore" de Susan Sontag ce passage : "L'attitude la plus honnête que l'on puisse avoir à l'égard de la maladie, la façon la plus saine aussi d'être malade, consiste à l'épurer de la métaphore, à résister à la contamination qui l'accompagne".
4)Angelman , trisomie  21, infarctus. Si j’ai réuni ces trois éléments, c’est parce qu’ils me semblent témoigner tous trois de mécanismes très  proches. Langdon Down remarquant des traits qui lui évoquent des asiatiques imagine la résurgence de traits d'une race considérée comme inférieure. C’est à dire qu’il réagit avec son imagination, avec les valeurs qui sont les siennes et qui étaient dominantes à cette époque (vers 1860).
C’est un peu à la même époque que des médecins ont parlé d’infarctus. C’est-à-dire de bourrage et de farcir. Et ils ont décidé d’inventer un mot latin en faisant une  faute que les générations suivantes se sont ingénié à reproduire.
Ceux qui ont appelé le synrome d'Angelman "happy puppet syndrome" ou "syndrome du pantin hilare" l’ont fait un  siècle plus tard.
Dans ces trois cas, il y a erreur, légéreté, incompétence et persévérance prolongée  dans  l’erreur.
Il est par ailleurs amusant de remarquer qu’à partir de la méconnaissance du latin  qui a conduit à dire infarctus au lieu de infartus, de nombreux locuteurs ont parlé  "d’infractus" et même avec humour de "fracture du myocarde". Et de nombreux  médecins riaient de ces erreurs qui faisait confondre l’infarctus (notion correcte à leurs yeux) et "l’infractus" (qui leur paraissait incorrect) ignorant que la lettre c qui est commune à ces deux mots n’a aucune légitimité.

5- Abréviations et sigles. Les abréviations et les sigles donnent une impression de familiarité de décontraction. On abrège et on utilise des sigles devant des gens qui comprennent ces abréviations et ces sigles. On crée ainis une complicité à connotation ludique.
Lorsqu’un organisme officiel fait des recommandations, on peut se poser des questions de fond essentielles : quel est cet organisme, quelle est sa compétence, qui en est membre, comment travaillent ses membres et que valent ces recommandations ?
En revanche, lorsque l’on parle des "recos", on se situe dans la situation de gamins rigolards. Les recommandations, cela évoque quelque chose de sérieux ou du moins qui se  présente comme sérieux et dont il faut débattre de façon  sérieuse. Les "recos", c’est comme un gadget qu’on accueille et qu’on utilise comme un gadget.
Lorsque le comité technique des vaccinations fait des  recommandations, on peut lui demander par exemple si le prix du vaccin anti-papillomavirus ne pourrait pas être moindre. 
Plusieurs articles et éditoriaux sur le vaccin HPV (Human Papillomavirus Vaccine) du New England journal of medicine du 10 mai 2007 nous aprrennent que Jan Agosti de la fondation Bill and Melinda Gates et Sue Goldie ont analysé les conditions nécessaires à l’introduction de ce vaccin dans  les pays sous-développés. Ils  rappellent que dans beaucoup de pays, la population n’a pas confiance dans ses dirigeants et toute  intervention sanitaire est accueillie avec méfiance, peur notamment d’une volonté de réduire la fertilité. Les auteurs notent que le coût de la vaccination est de 360 dollars aux USA. Si le vaccin coûtait 5 dollars par dose, le  prix d’une vie sauvée serait de 150 dollars.
Ils notent que pour les pays ayant un PNB (produit national brut) par habitant inférieur à 1000 dollars, il faudrait que le coût du vaccin soit de l’ordre de 1 à 2 dollars  pour que la vaccination soit à la fois accessible et efficace. Si des auteurs compétents évoquent des coûts de 1 ou 2 dollars, c’est qu’il y a lieu peut-être de s’interroger sur les prix actuels de ce vaccin dans les pays industrialisés.
On pourrait aussi, si l’on prenait les recommandations au  sérieux demander pourquoi le comité  technique des  vaccinations ne parle pas de la vaccination des  garçons contre le papillomavirus alors qu’aux USA, il est recommandé. Il ne s’agit pas de reprocher son choix au comité technique des vaccinations, mais de l’interroger sur son choix, de faire silence et d’organiser le silence sur cette question et quelques autres. En revanche, si nous nous considérons comme vivant dans l’univers infantile, régressif et ludique des "recos", il n’y a qu’à jouer et à faire semblant.


Jean-Pierre LELLOUCHE