Tel-Aviv, un soir comme un autre

Par Laura Duhamel

Les joints s’allument et se rallument. Les bières sont fraîches, pour compenser les 35 degrés ambiants. La nuit est douce, les canapés du toit partagé avec nos trois voisins, mous et accueillants. Je m’y enfonce avec délice.

L’affreux tableau d’une femme aux seins nus énormes peint par je-ne-sais-quel apprenti artiste a disparu et j’ose enfin dire qu’il était temps… Trois  drapeaux israéliens flottent sur une corde à linge, mêlés aux tags des habitants précédents sur l’un des murs.

La fumée me brûle les yeux et la gorge, je descends chercher de l’eau, croise le poster du bouddha hippie accroché au-dessus des escaliers, complètement délabrés mais fraichement repeints. Un exemple typique de la rénovation à l’israélienne.

Remonte. "Mais pourquoi vous les avez repeint en violet ces escaliers ?" Mayane rigole : " On a des escaliers gays maintenant !  ". Rallume un joint. Reprend une bière.

Dorith se défend. "J’ai passé trois heures à les repeindre et vous vous plaignez ?! Maniakim"!

Yonathan se moque en douce. Il est nouveau, il a remplacé l’ancien voisin un peu fou dont les 36 amants hystériques avaient pris pour habitude de venir hurler leur amour brûlant, de temps en temps, mais toujours sous notre fenêtre et toujours  à 5 heures du matin. Avec lui sont partis quelques scandales, quelques combats de plantes et quelques visites policières nocturnes.

Mayane m’apprend à accrocher mon linge sans risquer de faire s’effondrer le toit des voisins. "Tu marches uniquement ici et ici. Surtout ne t’accroche pas à la corde et surtout ne passe pas par là, sinon tu tombes". Elle me fait rire, elle parle tout le temps. Ne s’arrête jamais de parler. Elle parle de tout, très fort, et jamais sans un joint ou une clope à la bouche.

De son kibboutz dans le Neguev, de ses quatre frères et sœurs, de sa mère irakienne et de son père polonais qui ne se comprennent pas et qui ne se comprendront jamais. De sa passion du vin et de la photo. De l’argent qu’elle n’a pas. Que personne n’a ici.

Dorith la reprend. "Ah ben moi non plus j’ai rien. Mais je m’en fous, j’ai mon chat !" Yonathan m’interpelle: "Mais pourquoi diable es-tu venue de France jusqu’ici ?"

J’ai épuisé mes réponses à cette question éternelle. "Pour les trois drapeaux bleu et blanc accrochés, pour ces moments uniques qui n’existent qu’ici, pour ce vieux quartier Yéménite dont je suis tombée amoureuse…." Je te pose des questions moi ?

"Il" rentre du travail, tard, exténué.  Mayane lui tend une bière. "Allez, on ne te voit jamais, reste un peu !"

Je redescends chercher des chips. Hurle. Trois cafards en même temps. Un qui grimpe sur le rideau de douche, le deuxième qui court sous la table et le dernier agonisant. Sans couleurs. Un cafard albatros donc, une grande première.

Mayane accourt à ma rescousse, comme d’habitude. Les ramasse avec une simple feuille de Sopalin, on entend le bruit des quadrupèdes qui s’écrasent. Je la regarde interloquée… " Je suis une kibboutsnik Mami ! J’ai grandi avec les cafards !"

On remonte en riant par nos nouveaux escaliers gays. Le chat de Dorith se frotte langoureusement contre mes jambes.

Je n’ai plus envie de déménager pour un appartement sans âme, même s’il sera plus spacieux et qu’il ne s’effondrera sans doute jamais. Et pourtant… Yonathan blague gentiment :" C’est  l’ascension sociale, que veux-tu ! Bientôt on vous retrouvera dans une tour du nord !"

En attendant ma tour de fer, je m’engonce dans le canapé tout près de "lui" et me délecte de la vue imprenable sur la mer, des toits de Tel Aviv, du nôtre, merveilleux. Des canapés, des tags, des peintures improbables, des drapeaux et des plantes, de nos vêtements accrochés au péril de notre vie….Tel-aviv, un soir comme un autre.