[note de lecture] Henri Droguet, "Maintenant ou jamais", par Etienne Faure

Par Florence Trocmé

…Ah, grande nouvelle, revoici Henri Droguet et un nouveau recueil intitulé Maintenant ou jamais, dans la collection L’extrême contemporain, aux éditions Belin.  
Les quatre parties qui constituent ce recueil (Sublunaires, Amures et amers, Soit dit en passant, Maintenant ou jamais) sont présentées dans l’ordre chronologique de fabrication : chaque poème est soigneusement daté, du 26 août 2006 au 8 décembre 2008, augmenté par trois fois de localisations maritimes… Des textes de semblables factures, hormis les ébouriffants échantillons lacunaires de nuages répertoriés dans Sublunaires et ABC, verbalisation (fragment) dans Maintenant ou jamais. Et toujours cette voix, immédiatement reconnaissable, ce démantèlement de la phrase qui empêche l’engourdissement linéaire, ces ruptures de ton, de syntaxe, de tempo, ces mots d’appartenances et de tenues variables -langage parlé, locutions catapultées, inattendues : un désordre des mots qui se réorganise ailleurs, sous l’œil du lecteur, et tient  le cap… 
Un souffle qui procède par rafales, tourbillons, accalmies.  
Par rafales, précipitations de mots accélérés par l’absence de ponctuation (le vent est sans ponctuation) : « …comme si déci-/dément le ciel s’effondrait /menaces gronderies grimaces/ » (p. 95) ; « à féroces effarants souffles  touffus/frissons folles rafales/ à grands pleurs et bourrasques/le vent tire à la   ligne » (p.103). Un souffle en tourbillons, qui le cas échéant ne craint pas  les allitérations : « la mer crique et croque / sur du roc vaguement primaire / inerte et bronchant / des arbres vifs et jaunes insinuent / grippent leurs racines / crispées tentaculaires » (p.53); « le vent sale épiautre / tarabuste et tarabiscote/les décatis bouquets détritus des serres / puis ricoche au roc équarri … » (p.54). Un souffle qui trouve aussi l’accalmie, souvent associée à l’aube et à la mer : « l’aube arrive / et l’oubli très épais / considérable un ange passe / une porte blanchit … » (p.30) ; « et puis voilà c’est l’aube/un souffle détisse un rêve éolien/le flux reswingue » (p.44) ; « ici la mer illimitée béance énigmatique / n’est plus qu’un songe / on s’y tient » (p.62) ; « à deux pas la langueur heureuse / et pacifiée la mer là-bas perdue la mer / a vaguement la bougeotte » (p.102). Un souffle qui n’hésite pas au retournement : « il est au monde / et le monde à qui ?» (p. 71).  
Parfois des amorces de dialogue, des ruptures de paroles s’annoncent en italique. Qui parle ? se demande le lecteur : «… un homme s’interroge / à haute et intelligible voix : ‘Le bousier dort-il quelques fois ? ’ / ‘ Quels lieux faudra-t-il à la fin vider ? ‘ » (p.28) ; « mâchonne ses mots déplacés/L’invisible très peu/pour moi/rien que l’arbre me va » (P.52) ; « il dit : c’est pas de je/il dit : quand êtes-vous/mort ?/il dit/qu’il n’a rien dit » (p.53) ; « Quoi s’éloignait là ? disais-tu » (p.81) ; « … je passe et dis qu’ / y’a pas de souci / j’acte j’acte j’impacte / à l’interne à l’externe » (p.99) ; « … Ah ! / m’égarer rerêve-t-il » (p.103), etc. Qui parle ? On pense ici à la citation d’Ossip Mandelstam placée en ouverture du recueil : « ce n’est pas moi qui dis ce que je dis là, ce sont des mots extraits de la terre comme des grains d’un froment pétrifié ». 
Et puis aussi des bruits ou plutôt des mots-bruits : tagada, tagada tac (p.72), kiriiik rik rik (p.31) et aussi des noms impossibles : le tétraméthyldiaminodiphénylméthane (p.28), des sigles revisités : les zupes les zaques les zédis (p.14),des mots techniques ou rares : slikke et schorre (p.95)… 
Très clairement situé par 48° 39° Nord et 2° 01 Ouest, Henri Droguet y prend le vent « dans tous les sens ». Et en effet, l’auteur de Ventôses (on s’en souvient comme si c’était hier) convoque les éléments chers et habituels à la poésie droguetienne : la mer et son ressac, la pluie… et toujours le vent. Et ce n’est pas peu dire ici…Le présent recueil de Maintenant ou jamais est un souffle permanent, où le mot même - vent - est omniprésent, participant massivement au mouvement entier du recueil, quelles que soient les séquences. Ainsi « le vent bouscule au jardin fleuri » (p.12), « … le vent / commence / il saque il brait il moleste » (p.14), « les vents précipités se ruent aux noirs guérets » (p.16), « … fureurs / mélancoliques des vents bourrus » (p.19), « le vent momentanément tu » (p.20), « … le vent / prend le large et malmène » (p.24)  « … un fil / acidulé de vent hasardeusement circule » (p.27), « … l’impétueux fléau / du vent qui bronche à la futaie » (p.30),  « au ciel ras le vent / vorace véhément » (p.31), «..un échantillon lacunaire de nuages observés un jour de grand vent au bord de la mer » (p.32), « le vent rebrousse-poil déboule » (p.39), « le vent raboteux buissonnier / émousse et défroque » (p.42), « le vent revient de loin » (p.51), « et le vent donne congé / banalement rapièce » (p.52), « le vent sale épiautre » (p.64), « … et les tannins / crayeux des vents » (p.55), « dehors le vent démantibule » (p.61), « … le vent démultiplicateur / ses ruses  un nuage » (p.62), « c’est le vent d’écorche / il braille au nord / il dépiaute   il échevelle / il pèle   émonde   il énuclée / il écharne écharpe un écobuage / il tourne il tourne / il a tourné» (p.65, dans un poème titré Du vent), « … la morsure / en désordre du vent » (p.68), « … giron premier dernier / du ni voix ni vent plein  vide » (p.69) « et de grand vent le bel allié » (p.73), « Jours chétifs et les vents à la rebiffe / vadrouillent hantent rebuffent » (p.74), « Staccato forte le vent » (p.75), « le vent fouettard à son branle » (p.81), « le vent tourbillonnaire débraille » (p.85), « le vent molli attend son heure » (p.87), « et le vent de la mer se lève et nous tourmente » (p.94), « le vent radote rabote conjoint / momentanément toutes choses » (p.96), « le vent raffûte et raboute » (p.98), « le vent vide ses sacoches » (p.104), « … et le vent m’est passé sur la face » (p.106), « le vent copieux d’éloges » (p.107), « et du vent copieusement / démarre ses trombes » (p.110), « … le vent /  froidement navre un enfant plein de tristesses » (p.110).
Et puis – littéralement - dans le dernier texte : « A quoi donc songiez-vous âmes infortunées / quand le pavé sonne / au pas de l’humain trognon / cabossé lacunaire en marche ? / - Au vent jeté dans les saules / osiers sapinières … » (p.112). 
Henri Droguet prend le vent, la mer – et le temps. C’est une chance de retrouver cette voix force 10, où prendre le temps n’écarte pas l’urgence et une radicale distance : 
Désarticulé racontar le chant
coule et dégorge à l’abandon
spasme  hémorragie
épiphanique et noire  et faut
qu’ça dise
pourquoi
Un nouveau recueil qui fait l’exact écho à ce que H. Droguet développait dans un entretien superbe avec Jean-Pascal Dubost, accueilli l’an dernier dans Poezibao. Où il est question du « tohu-bohu de la vie », du « je » mis en garde, de l’écriture « entre cri et silence », d’une langue mixée…D’où il ressort chez cet auteur un souffle sans sourdine –sauf le doute, foncier, qui est une constante de son écriture, comme une rebuffade à ses propres assertions  laissées sur le qui-vive.

  
[Etienne Faure ]
 
Henri Droguet, Maintenant ou jamais, coll. l’Extrême contemporain, Belin, 2013, 17€ - lire deux extraits de ce livre