Un Parcours Atlantique

Publié le 30 mai 2013 par Aicasc @aica_sc

LES ENFANTS DU PERE LABAT

de

BRUNO PEDURAND

GLOBAL CARIBBEAN IVFONDATION CLEMENT

Bruno Pédurand
Les enfants duPère Labat

UN PARCOURS ATLANTIQUE

« Nous avons rendez-vous où les océans se rencontrent »

E. Glissant, Une nouvelle région du monde, 2006.

A Gorée, en décembre dernier, Bruno Pédurand, accompagné d’autres plasticiens antillais, a réalisé une installation sur l’esplanade face à la mer. Elle évoquait le voyage atlantique et les bateaux négriers transportant leur terrible butin. La composition était dominée par les trois couleurs noir et rouge avec du blanc en filigrane, comme s’il s’agissait de découpage et d’ajourage dans une tôle courbe évoquant une coque de navire. J’ai eu l’occasion de voir ces installations sous une lumière crue d’après-midi et aussi de nuit. Les diverses sculptures émergeaient alors du ciel indigo et habitaient l’espace de manière surprenante. Les bateaux de la traite étaient de retour en terre africaine et se présentaient debout, chargés de corps emmaillotés à la manière des momies mais rangés comme les esclaves dans les cales des navires.

J’étais très impressionnée par cette rencontre avec les œuvres d’anciens élèves (Hervé Beuze et Bruno Pédurand), présentées dans l’île où j’avais vécu longtemps avant de venir aux Antilles.

Maintenant je découvre, sur photo, une autre œuvre de Bruno Pédurand exposée à la Fondation Clément, en Martinique et intitulée « Les enfants du Père Labat ». Cette dernière a d’abord été exposée dans une galerie parisienne dans le cadre d’une thématique intitulée « Amnésia », qui « s’inscrit dans une démarche d’archéologie mentale ». Ainsi Bruno Pédurand porte-t-il sa réflexion sur la mémoire de la traversée en rejoignant mentalement les deux bords. On peut même se dire qu’en ayant exposé en France, il a revisité en plasticien le triangle de la traite. Trois sites distincts de mémoire et d’exploration de ce qui fut fondateur pour des sociétés qui se sont construites à partir de l’exil et des traces laissées par les exploiteurs. Le Père Labat fut de ceux-là.

Pourquoi les enfants ? Quand un enfant n’est pas docile et obéissant, en Martinique et sans doute aussi en Guadeloupe, les parents le menacent d’appeler Père Labat pour qu’il le corrige ou l’emporte. « Pè Laba ka vin pwan ou ». Ce dominicain, propriétaire d’esclaves, fut connu pour ses talents de chimiste (on lui devrait l’invention du rhum sur la plantation de Fonds Saint-Jacques), mais aussi d’écrivain, de naturaliste et de quimboiseur.

Pourquoi avoir réuni ces « Enfants », moulés à partir d’une forme identique et placés en cercles concentriques sur une plaque en miroir et les avoir représentés par de simples têtes plâtrées ? Figureraient-ils les petits créoles que le Père Labat aurait en quelque sorte emportés pour les transformer en « zombis »?

Chaque tête de poupée porte au milieu du crane un petit drapeau d’un pays africain… Est-ce la destination ou la provenance des âmes des enfants ? Leur retour en terre d’origine ? Mais elle n’est plus leur seule origine ! Ne sont-ils pas nés antillais? !

Cent têtes moulées, bien blanches, qui ressemblent à des petites coques de meringues évoquent, en écho, l’immaculé des linceuls ; ceux-là même qui enveloppent les esclaves dans la coque des navires debout de Gorée. Le blanc n’est-il pas couleur de la mort et des revenants ? Ici, la tête seule suffit, comme seul importe, dans le navire, les corps momifiés pour l’éternité. Les uniques couleurs chez les enfants sont celles des drapeaux, ces petits fanions de rien du tout que l’enfant agite en rentrant d’une foire.

N’est-elle pas un peu triste et répétitive, cette vision, oscillant entre le jeu, la parodie, la ritournelle ? On y retrouve les hantises qui jalonnent l’univers antillais, une sorte de malaise ancien qui ne cesse de nourrir les imaginaires, de les hanter même, jusqu’à saturation. Est-ce donc l’unique thématique possible, celle de la mémoire, du retour à l’origine, de toute évidence improbable, impossible ? Ne peut-on créer qu’à partir de cette faille initiale, de ce rendez-vous avec les abysses de la mémoire ?

Autant les navires debout de Gorée sont d’une puissance formelle exceptionnelle, car leur mise en situation est en accord avec les âmes rodeuses de Gorée et installent un avenir qui s’affirme debout, autant ce plateau de têtes de poupées blêmes semble déplacé si ce n’est pour illustrer à la manière des Surréalistes, un fantasme, une peur d’enfant, un trauma, qui ne fait que se répéter inlassablement mais qu’il faudrait peut-être évacuer comme un mauvais rêve.

Immenses sont les océans et immense leur diversité, ne baignent-ils pas  toutes les terres émergées du monde ? Ils nous apprennent en particulier, l’ouvert. Comme le dit le poète François Cheng : « Il serait bon de connaître ce que les autres ont vu et vécu en suivant d’autres sentiers, d’autres perspectives, d’autres manière d’envisager, de s’approprier le monde. Sous peine de mourir, toute grande culture cherche d’instinct à se régénérer, à se métamorphoser. Personne ne risque de perdre son âme en s’enrichissant d’autres apports qui lui sont utiles.» (François Cheng, le Dialogue, 2002)

Baj Strobel