L'Europe, un continent de bavards ?

Publié le 01 juin 2013 par Busuainn_ezilebay @BusuaInn_Ezile

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Henning Mankell: «A la différence de l'Afrique, l'Europe est devenue un continent de bavards»

Créé le 23-05-2013 à 17h17 - Mis à jour le 01-06-2013 à 08h23Par Le Nouvel Observateur

Le grand écrivain suédois Henning Mankell partage sa vie entre le Mozambique et l'Europe. Il nous parle des Chinois en Afrique, de ses combats et de ses adieux au commissaire Wallander

Mots-clés : Chine, Afrique, entretien, polar, henning mankell, Wallander

Devant un hôpital, au Mozambique. (©DESRUS BENEDICTE/SIPA)SUR LE MÊME SUJET
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Le Nouvel Observateur Vous considérez-vous comme un citoyen du monde ou bien comme un Suédois qui s'est réinventé en Afrique?Henning Mankell Je me perçois comme un enfant des Lumières, ce cadeau de la France au reste du monde. Je vis dans la tradition de Diderot et de l'«Encyclopédie». Les philosophes des Lumières cherchaient à propager le savoir pour que les gens se comportent d'une manière plus rationnelle. C'est ce que je crois: le savoir est la clé de tout et fait du monde un endroit où il fait mieux vivre.Vous avez l'habitude de dire que vous avez un pied dans le sable du Mozambique et l'autre dans la neige de la Suède...Aujourd'hui, je vous répondrais que j'ai peut-être trois pieds: un dans la neige, un dans le sable, et le troisième dans le Midi, à Antibes. Je me suis habitué à vivre dans des environnements très différents les uns des autres.En Afrique comme en Europe, avez-vous l'impression d'être un «insider» ou un «outsider»?J'ai toujours eu le sentiment de voir le monde de l'intérieur parce que c'est la place que je me suis donnée. Pourquoi tant de gens ont-ils le sentiment d'être des marginaux? Parce qu'ils n'apprennent pas à écouter. La seule manière de s'intégrer est d'écouter les autres au lieu de parler sans cesse soi-même. L'Europe, à la différence de l'Afrique, est devenue un continent de bavards: nous parlons tant et nous écoutons si peu...

HENNING MANKELL, né en 1948, est considéré comme un des maîtres du roman policier, grâce à sa série du commissaire Wallander (dix volumes, depuis «la Faille souterraine» jusqu'à «l'Homme inquiet», tous publiés au Seuil). Il est aussi l'auteur de pièces de théâtre et d'autres romans comme «les Chaussures italiennes» ou «le Chinois» (qui vient de paraître en poche, chez «Points»). Il partage aujourd'hui sa vie entre le Mozambique, la Suède et, depuis peu, Antibes. (Sipa)

Dans votre discours au Forum de Davos, en janvier, vous avez parlé non seulement d'Homo sapiens mais également d'«Homo narrans».Pour qu'une histoire existe, il faut deux personnes: un narrateur et un auditeur. Je suis très souvent dans le rôle du narrateur, mais je suis également une bonne oreille, et c'est aussi là que les récits prennent leur source. Je suis convaincu que l'être humain est la seule espèce vivante à posséder cette capacité: je peux vous raconter mes peurs, mes rêves et vous pouvez me raconter les vôtres en retour. C'est ce qui fait de nous des êtres humains, peut-être plus des «Homo narrans» que des Homo sapiens.L'ouïe joue un rôle très important dans votre vie.C'est une affirmation très dangereuse, mais parfois je me dis que, s'il fallait choisir entre perdre la vue et devenir sourd, je pense que la surdité serait le pire des deux maux. C'est une chose horrible à dire, mais c'est une pensée qui me traverse parfois l'esprit.Plus de Bach ni de Charlie Parker...Oui, mais surtout plus de possibilité d'entendre les autres. On peut être à l'écoute dans une pièce plongée dans l'obscurité, il n'est pas nécessaire de voir les gens pour les entendre. Partout où je vais, j'essaie d'écouter ce qui se dit autour de moi. Pour être un bon raconteur, il faut d'abord être un bon auditeur.Vous avez toujours cette curiosité envers les habitants du monde entier...Tout à fait. C'est aussi l'un de nos traits de caractère: nous sommes curieux et nous savons prendre des risques. Nous avons envie de découvrir ce qui se trouve de l'autre côté de la montagne. La plupart des animaux préfèrent rester dans un endroit unique et familier, pas nous, et c'est aussi ce qui différencie l'être humain des animaux.Vous vous êtes rendu pour la première fois en Afrique en 1972. Depuis trente ans, vous vivez six mois par an à Maputo, au Mozambique. Comment l'Afrique a-t-elle enrichi votre vie?Elle l'a enrichie de nombreuses manières. L'Afrique m'a donné un regard plus lucide sur l'Europe, car je peux désormais voir avec davantage de recul ce qui va bien sur notre continent, notamment en ce qui concerne notre système politique, qui est le meilleur au monde. Je n'en connais pas qui le surpasse, même s'il est toujours fragile. Parallèlement, le recul me permet aussi de mieux cerner nos problèmes. C'est pour cela que je dis que l'Afrique a fait de moi un meilleur Européen.L'Afrique vous a également permis de donner libre cours à votre passion pour le théâtre, avec votre Teatro Avenida à Maputo.J'ai eu beaucoup de chance dans ma vie: la chance de pouvoir rester assis tout seul dans une pièce à écrire. Mais à Maputo je peux aussi me lever et ouvrir la porte, et la pièce dans laquelle je pénètre se remplit soudainement d'une foule d'acteurs. Puis je peux retourner à l'écriture si je désire être à nouveau seul dans l'autre pièce. J'avais déjà travaillé pour le théâtre en Europe, mais j'ai consacré ces vingt-cinq dernières années à l'Afrique et ça a été une immense aventure, un privilège. L'année prochaine, je monterai «Hamlet» après y avoir réfléchi pendant longtemps.Le fait de construire quelque chose avec le Teatro Avenida semble très important à vos yeux: c'est un travail collectif...J'ai construit beaucoup de choses dans ma vie, j'ai bâti quarante-cinq livres et chacun d'entre eux est une maison à lui tout seul. C'est important de travailler avec ce groupe de trente-cinq personnes en Afrique. Mais le plus important à mes yeux est que, si je suis renversé tout à l'heure par une voiture, ce théâtre me survivra. Ils ne dépendent pas de moi. C'est une forme de transmission merveilleuse.A Davos, vous avez commencé votre allocution par une histoire qui vous a marqué: celle d'un gamin qui marchait pieds nus sur la route et qui s'était peint des chaussures sur les pieds.Cette histoire est vraie. J'en ai été témoin dans les années 1980. Le Mozambique était ravagé par la guerre civile et j'ai rencontré ce garçon, tandis que je marchais sur ce chemin. Il était pauvre, avait faim, ses vêtements étaient en loques, mais il s'était servi de son imagination pour préserver sa dignité en se peignant des chaussures sur les pieds. C'est là que j'ai compris qu'il était en train de me dire deux choses: tout d'abord qu'il me démontrait l'imagination dont peuvent faire preuve les êtres humains pour défendre leur dignité lorsque celle-ci est menacée, mais aussi qu'un jour pourrait venir où je me retrouverais moi aussi dans la situation où j'aurais à me peindre des chaussures sur les pieds. Je n'oublierai jamais ce garçon.La Chine est aujourd'hui le premier investisseur en Afrique, les échanges commerciaux entre la Chine et l'Afrique sont passés de 10 milliards de dollars en l'an 2000 à 200 milliards l'année dernière. En 2008, alors que vous écriviez «le Chinois», vous vous inquiétiez du néocolonialisme chinois au Mozambique. Cinq ans plus tard, la situation a-t-elle empiré?Il s'est produit récemment quelque chose de très intéressant. Le nouveau président chinois, qui se rend désormais en Afrique, a déclaré la chose suivante: «Nous autres Chinois devons mieux nous comporter en Afrique.» Ce qui a créé l'événement: ils reconnaissent eux-mêmes qu'ils ne peuvent pas continuer comme ils l'ont fait par le passé en traitant les Africains aussi mal. Mais je ne retire rien de ce que j'ai écrit il y a cinq ans: la situation ne s'est pas améliorée, elle ne s'est pas détériorée non plus, elle s'est amplifiée.Vous racontez dans «le Chinois» le projet d'installer en Afrique des millions de Chinois pauvres.L'un des principaux problèmes actuels du continent africain est que non seulement les Chinois, mais également les Indiens achètent les terres cultivables afin de produire des denrées alimentaires pour leurs propres pays, et non pour les Africains. C'est un problème majeur qui est évidemment lié au fait qu'eux-mêmes exportent une bonne partie de leurs productions.C'est ce que les Portugais faisaient dans les années 1950: ils envoyaient leurs fermiers pauvres, la plupart analphabètes, et ces fermiers se retrouvaient en train de donner des ordres à des centaines d'Africains. On assiste à la répétition de ce phénomène avec les Chinois, et c'est ce que j'essaie de dénoncer afin d'éviter que l'on ne reproduise les erreurs du passé. La Chine est confrontée à un problème majeur: elle possède 200 millions de paysans dont elle ne sait quoi faire. Que peut-on faire d'eux? Envoyer l'armée pour les mater? La solution est donc d'en expédier une partie en Afrique.Mais il existe une différence avec le colonialisme européen. Les Européens, eux, occupaient le pays. Désormais ce sont les Africains qui vendent leurs terres.Ou qui sont contraints à les vendre, à les louer, car ils ne possèdent rien. Les Chinois pourraient arriver en promettant d'aider à mettre en valeur les terres pour permettre aux Africains de nourrir leurs populations. Mais non, ce qu'ils font, c'est investir en Afrique de manière à nourrir le peuple chinois. L'attitude reste la même qu'au temps de la colonisation européenne: c'est la cupidité et l'intérêt personnel qui dominent.Il existe un fossé culturel énorme entre ces deux cultures, et les Chinois restent-ils étrangers à la culture africaine?Il y a aujourd'hui de plus en plus de Chinatowns en Afrique, parce que les Chinois restent entre eux et ne se mêlent pas aux Africains. Mais il y a longtemps, les Africains voyaient les Blancs exactement de la même manière, comme des gens avec des coutumes étranges. Les Africains sont des gens très patients: ils observent mais ils réagiront si nécessaire.Vous avez également déclaré à Davos que, trop souvent, on prêche la solidarité alors que c'est l'action qui compte. Quels sont vos propres combats au Mozambique? Nous pensons en particulier au village pour orphelins de Chimoio.On peut parler autant qu'on veut, mais c'est lorsque l'on agit que l'on peut croire en ce que l'on dit. En ce qui me concerne, je suis obligé de me dédoubler. En tant qu'écrivain, je réagis de manière intellectuelle par le biais de mes écrits. Mais parfois j'ai le sentiment qu'il y a d'autres choses que je peux et dois faire: manifester dans la rue, embarquer à bord de la flottille pour Gaza... Même si je gagne beaucoup d'argent, j'en donne aussi beaucoup dans la mesure où je n'ai que ma famille à nourrir. Je m'efforce donc d'utiliser mon argent à bon escient pour venir en aide aux enfants, ou mener à bien d'autres projets. Cela relève de ma responsabilité en tant qu'être humain et en tant qu'intellectuel.Comme votre combat contre l'analphabétisme.Il est impossible de vivre dans ce monde sans éprouver de la colère. Il existe tant de problèmes qui n'ont pas lieu d'être, et que nous aurions pu résoudre hier. A titre d'exemple, cela fait vingt minutes que nous parlons: durant ces vingt minutes, 500 enfants sont morts de malaria ou d'une autre maladie en Afrique. Aucun enfant ne devrait mourir de malaria de nos jours, mais les grandes compagnies pharmaceutiques s'en moquent parce qu'il n'y a pas d'argent à gagner. J'ai la malaria depuis longtemps, mais je n'en suis pas mort pour autant. L'analphabétisme est un autre problème qui n'a pas lieu d'être. Et donc la colère vous gagne et vous essayez de faire de votre mieux pour trouver des solutions. Venons-en à l'inspecteur Wallander : vous l'avez enterré.Non, il n'est pas mort. Il est à la retraite.En comptant «Wallander avant Wallander», vous vous êtes arrêté après le dixième roman de la série. Le regrettez-vous? Nous avons entendu dire que vous comptez lui bâtir un mausolée avec une sorte de dictionnaire?Ce n'est pas moi qui vais m'en charger, je laisse ce soin à d'autres. Quelqu'un a remarqué qu'il y a mille personnages dans l'ensemble des histoires de Wallander, alors que j'arrive à peine à me souvenir d'une trentaine d'entre eux. Ce n'est pas à moi que Wallander va manquer, c'est au lecteur. Ce qui est une bonne chose: c'est la vie, certaines personnes vous manquent. Pour moi, la page est tournée: j'ai écrit ce que j'avais à écrire et je n'ai rien de plus à ajouter. Ce n'est pas une délivrance, simplement le constat que cela suffit. Il y a beaucoup d'autres choses que j'ai envie de faire. Dans «l'Homme inquiet», le dernier Wallander, vous écrivez: «Ce qu'il redoutait par-dessus tout, c'était une vieillesse réduite à n'être qu'une attente prolongée de la fin, un temps où les gestes ordinaires de la vie ne seraient plus possibles.» Nous savons que vous ne vous identifiez pas à Wallander mais, pour une fois, partagez-vous ses sentiments?Je ne pense pas avoir peur de mourir, j'ai dépassé ce stade. Ce dont j'ai peur, c'est de perdre la mémoire, ce qui arrivera à une personne sur cinq que nous connaissons. C'est en cela que Wallander et moi nous nous rejoignons à la fin de l'histoire. La maladie d'Alzheimer est un cauchemar et je ne crois pas qu'il y ait quelque chose qui m'effraie davantage.Propos recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet
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