Le miracle, c’est l’histoire de Sixto Rodriguez, qui à l’aube des années 70 semblait promis à une grande carrière musicale. Mais après deux albums ne se vendant pas, c’en fut vite fini de ses espoirs de carrière. Retour à la case Detroit, à la vie de famille, et aux jobs dans la construction. Pendant ce temps, en Afrique du Sud, sans que lui-même le sache, ses albums se sont écoulés comme des petits pains, ses chansons devenant des hymnes anti-Apartheid, et lui, une légende. Quand, à la fin des années 90, deux sud-africains découvrirent que Rodriguez n’était pas mort et vivait en fait à Detroit, ils le convainquirent de venir en Afrique du Sud monter sur scène et découvrir sa popularité. Cette histoire, je suis obligé de la raconter un minimum (mais allez voir le film ou achetez-le en DVD, c’est une merveille, un film d’une profonde humanité) pour que vous compreniez pourquoi, au sortir de ma première vision du film au tout début 2013, lorsque j’ai appris que Rodriguez donnerait des concerts en France en juin 2013, j’ai pris ma place sans me poser de question. L’histoire de cet homme est trop extraordinaire, sa carrière avortée trop injuste, pour que la chance de le voir sur scène ne soit embrassée avec hébétude. Et la perspective de le voir sur scène m’a collé un sourire impossible à effacer.
J’ai passé les derniers mois à me dire « Je vais voir Sixto Rodriguez en concert ! », avec incrédulité. Je suis retourné voir le film, j’ai poussé la Terre entière à aller le voir elle aussi, ce succès inespéré au box-office, approchant des 200.000 entrées au compteur. J’ai écouté en boucle les deux albums de Rodriguez, je me suis imprégné de ses chansons qui aujourd’hui encore poussent ceux qui les écoutent à se demander comment diable des albums pareils ont pu ne pas trouver d’écho dans les années 70.
Pourtant il a fallu d’entrée de jeu se rendre à l’évidence. Rodriguez n’est plus le jeune homme qui chante si parfaitement les chansons apparaissant sur ses deux albums. C’est un vieil homme qui a passé les soixante-dix printemps, un vieil homme qui n’a jamais été une star, a fait relativement peu de concert à l’échelle de sa vie, un vieil homme qui a passé plus de temps à détruire et construire des maisons pour vivre qu’à remplir des salles de concert, un vieil homme presque aveugle ayant besoin de quelqu’un pour le guider jusqu’à son micro, un vieil homme dont la voix n’a plus la force de la jeunesse, un vieil homme dont les doigts ne parviennent plus à gratter la guitare avec autant de dextérité qu’avant. Un vieil homme fatigué dont le corps n’est pas habitué et n’a de toute façon plus vraiment l’âge de faire une tournée internationale.
Et donc après un premier quart d’heure de concert solide, générant l’enthousiasme parmi les milliers de spectateurs si heureux d’entendre le splendide « Crucify your mind », la fatigue de Rodriguez s’est fait ressentir. La voix a commencé à dérailler, les cordes de la guitare se sont mises à pleurer, et les spectateurs dont je faisais partie ont commencé à comprendre que le Sixto Rodriguez dont ils ont rêvé grâce à « Sugar Man » n’était plus. Pourtant les milliers que nous étions ont continué à l’encourager, à l’applaudir, à le féliciter, à acclamer les premiers accords de « Sugar Man » ou « I wonder ».
Alors oui, si cela avait été n’importe quel autre artiste sur scène, le public aurait certainement sifflé, et nombre d’entre nous seraient sûrement partis au bout de 20 minutes. Mais pas pour Rodriguez. Nous avons écouté, nous avons grimacé, mais le sourire est resté, et si nous n’avons pas vécu un grand concert, nous avons vécu un grand moment.