[note de lecture] Philippe Jaccottet, "Taches de soleil, ou d'ombre", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Vrai plaisir que de découvrir un nouveau livre de notes de Jaccottet : c’est la part de l’œuvre que je préfère parce que s’y déploient des qualités rares d’observation, de lecture, d’intelligence, de culture et de curiosité, le tout saisi par une écriture aussi raffinée que simple.  Le poète a donc bien fait de « sauvegarder » ces notes qu’il avait délaissées au moment de la constitution des « semaisons » : avec sa modestie habituelle, teintée d’humour, l’auteur « espère n’avoir cédé nulle part à ces accès d’indulgence dont on sait que les vieillards peuvent être atteints, comme de leurs trop nombreux autres maux. » (p.7)  
L’écriture s’échelonne de 1952 à 2005, mais sans rythme égal : une seule note en 1968, par exemple, un paysage. On connaît le goût de Jaccottet pour la nature, fleurs et oiseaux notamment : on retrouve avec plaisir son talent subtil et simple pour décrire un ciel et une lumière : « Nuages pareils à des pivoines où se recueille la lumière du jour, tandis que tout ce que je vois encore de la terre est presque noir. » (p.33), « Paysages d’hiver, image de la paix. Rien que l’image, rien que le songe de la paix sont des bienfaits. De grands longs nuages immobiles. » (p.41) C’est bien ce sentiment d’apaisement qui domine, peut-être à cause des phrases averbales. En quelques mots, le monde est donné dans une sorte de beauté calme, tranquille, qui fait contrepoids dans ce volume aux nombreuses notes marquées par la mort des parents, des amis.  On sent bien chez Jaccottet (et cela le rapprocherait de Sacré) la mélancolie d’un temps où le lien entre la nature et l’homme n’était pas rompu. Ainsi, devant « la ferme Graillon » : « Je ne puis me déprendre là d’être ému comme devant une sorte de monument, je veux dire quelque chose de presque immémorial et de presque sacré – cette bâtisse, ce mode de vie – qui semble sorti des profondeurs de la terre et qui maintenant fait naufrage, alors que rien de ce qui voudrait s’y substituer ne me paraît « vrai ». » (p.113) C’est peut-être à partir de ce rapport à la nature que l’on peut comprendre l’admiration de Jaccottet pour G. Roud (p.58) ou son goût pour le haïku (p.43).  
Les lectures tiennent aussi une place importante dans ce volume, avec beaucoup de citations précises. On est frappé par la diversité ; de la poésie, bien sûr, mais aussi romans, correspondances, essais… Variété linguistique aussi : allemand, italien, anglais… Beaucoup d’auteurs classiques sont revisités, mais tout autant des poètes modernes : Stefan et Tortel (p.89), Frénaud (p.186), Marteau (p.187), Bonnefoy (p.197), Leiris (p.125)… Le jugement critique de Jaccottet est aussi ferme que mesuré, nuancé. A propos de Rome, 1630 de Bonnefoy, il écrit : « D’une connaissance extrêmement solide de la peinture et de l’art de cette époque, il tire des interprétations qui relèvent d’une perspective certes profonde, mais peut-être trop personnelle pour être toujours totalement convaincantes. »(p.145) Il est vrai aussi que d’autres auteurs sont davantage malmenés : « À lire Michel Deguy parlant de Hölderlin dans la NRF, on pourrait croire que le plus grand mérite de ce poète tiendrait à son système philosophique.  Contagion, épidémique, des théories. Œuvres poétiques qui se couvrent de termes techniques, scientifiques, philosophiques, comme d’autant de boutons. » (p69), « Il y a chez Gracq, chez Mandiargues plus encore, quelque chose d’un auteur de salon, Dhôtel paraît un peu frêle, Arland à la fois pathétique et trop policé. » (p.91) Lors d’une visite à Jean Tortel en 1993, on voit se dessiner un positionnement de Jaccottet dans le champ poétique de l’époque : « des gens qui, à tort ou à raison, me sont totalement étrangers ! Non pas Henri Deluy, ni même Arseguel, sympathiques, mais Viton, Liliane Giraudon ou Royet-Journoud. Alors que, du même coup, devenaient visiblement étrangers à Tortel les poètes qui me touchent le plus : non seulement Bonnefoy et Thomas, mais Paul de Roux et Jean-Pierre Lemaire ; et que nous ne nous entendions plus guère, je le crains, que sur du Bouchet – qui, de son côté, lui a gardé toute son admiration. » (p.131) 
A la fin de cette note, on voit apparaître une constante émouvante dans ce livre : l’amitié entre Jaccottet et du Bouchet. Depuis une courte note de 1957, «  Les poèmes d’André du Bouchet, comme une fenêtre ouverte avec brusquerie sur le paysage, en plein travail. » (p.10), jusqu’à une note brève de 2001, « Le 19 Avril, Anne me téléphone qu’André est mort ce matin à 9 heures » (p.190), on a toute une série de rencontres, de lectures, de références, qui marquent la proximité des deux poètes. Elle s’enracine sans doute en partie dans une commune exigence de ce qu’est écrire, et un même dédain du « monde littéraire » : lors d’un voyage en Suisse et une halte dans un grand hôtel, Jaccottet note : « ces PDG sont ce qu’ils sont, des hommes d’argent et de pouvoir, et (…) certains écrivains voudraient être cela aussi, avec la gloire en plus – alors que la littérature devrait sauver l’essentiel, mais sans y penser ou surtout s’en targuer. » (p.166)  
Le voyage, sans être un thème dominant de ce livre, est présent : Suède, Italie, Turquie, Portugal… De même, assez rares, certaines visites donnent lieu à de brefs récits émouvants ou subtilement distanciés : Chagall (p.104), Char (p.106), Ponge (p.110), Tortel (p.131), du Bouchet (p.141, p.157)…  
Il reste à dire, et ce n’est pas le moins important, que ces notes continuent de dessiner une poétique, non pas une théorie, mais une certaine vision de la poésie. Elle me semble marquée par une tension entre le « sublime » (p.185) et le « banal » (p.109, p.184). « Aveuglante ou banale », écrivait du Bouchet. D’où la nécessité d’économiser l’image (p.25) et de ramener la poésie à terre : « certains énoncés de faits parmi les plus simples (sont) la cime de la poésie. Ainsi ces deux vers de Bonnefoy : « Tu as pris une lampe et tu ouvres la porte, / Que faire d’une lampe, il pleut, le jour se lève. » » (p.14) A différents moments du livre, d’autres exemples vont dans le même sens : Roud (p.58), Saba (p.120), Supervielle (p.184)… Et si Jaccottet avoue avec modestie la difficulté à atteindre ce but, « j’ai éprouvé une sorte de dépit, sinon de honte à n’avoir jamais pu atteindre cette suprême, et d’ailleurs seulement apparente simplicité » (p.120), il n’en garde pas moins, et très clairement le cap : « Rendons compte de ce qui reste d’exaltant dans la vie la plus simple. »(p.58) Ou bien cette magnifique chute d’une note de 1958 : « Je ne voudrais être rien d’autre qu’un homme qui arrose son jardin et qui, attentif à ces travaux simples, laisse pénétrer en lui ce monde qu’il n’habitera pas longtemps. Le pain de l’air. » (p.27) 
Voilà bien ce qui continue de toucher dans les notes de Jaccottet : une profonde humanité liée à une impeccable justesse du son. 
[Antoine Emaz] 
 
Philippe Jaccottet 
Taches de soleil, ou d’ombre 
Editions Le Bruit du Temps 
208 pages – 22€