Non-dualité

Publié le 05 juillet 2013 par Joseleroy

Dans le dernier numéro du magazine Nexus, le journaliste Jocelin Morisson a fait un dossier sur la non-dualité avec une interview de Karen Richards et de moi-même.

extrait :

"Comment sont nés les enseignements contemporains non-duels ?

José Le Roy : Shankara, un grand philosophe indien du VIIIe siècle après J.-C., va théoriser de manière impressionnante l’ensemble des textes de l’advaïta vedanta, en commentant les Upanishads qui sont les textes les plus philosophiques du veda. Cette voie est restée vivante jusqu’à aujourd’hui. Shankara a placé aux quatre coins de l’Inde des monastères qui ont perpétué son enseignement. Est-ce que beaucoup de monde s’y intéresse en Inde ? C’est une autre histoire. En tout cas nous avons aujourd’hui en Occident des gens qui reprennent des thèmes qui se trouvent dans cette tradition de l’advaïta-vedanta, mais sans la connaître vraiment. Ils reprennent en particulier le thème de la non-dualité, mais sans étudier ces textes sanskrits et c’est ce que le philosophe anglais Dennis Waite leur reproche notamment dans ses livres L’illumination, le chemin dans la jungle et L’Advaita Vedanta : théorie et pratique, que j’ai édité chez Almora.

C’est parti de quelques enseignants qui sont venus d’Inde aux Etats-Unis dans les années 80 et après ?
Je crois que tout part de Poonja, un maître indien qui vivait à Lucknow et avait été disciple de Ramana Maharshi. De nombreux Occidentaux sont allés l’écouter dans les années 1990 et c’est là sans doute que l’on peut trouver l’origine des satsangs, ces enseignements sous forme de questions-réponses.

Et Ramana Maharshi n’a jamais désigné d’héritier…

En effet, il ne s’est jamais présenté comme un maître ni n’a désigné de disciple. D’ailleurs quand on se rend aujourd’hui dans son ashram, il n’y a pas de successeur. On vénère sa mémoire, on entend son enseignement mais personne n’a pris sa place.

De là sont donc nés les premiers satsangs donnés par des Occidentaux, qui disaient parler au nom de Ramana ou Nisargadatta ?
Oui, mais ce n’était pas entièrement illégitime puisque dans l’enseignement de Ramana ou de Nisargadatta se trouve cette idée que finalement la tradition n’est pas complètement nécessaire. L’éveil est ici et maintenant, l’illusion est de croire qu’il y a besoin d’un chemin pour atteindre un état qui est déjà le nôtre.

Des gens comme Jeff Foster sont-ils des héritiers de cette tradition ?

Dennis Waite est très dur envers ces enseignants. Il leur reproche essentiellement de confondre le niveau relatif et le niveau ultime. Ce qu’ils disent est vrai au niveau ultime : il n’y a pas de dualité, vous êtes déjà l’absolu, vous êtes déjà parfaits, il n’y a pas de chemin, l’individu n’existe pas, il n’y a pas d’enseignant, il n’y a pas d’enseignement, il n’y a pas d’enseigné, il n’y pas de chercheur… Tout cela est vrai au niveau ultime puisqu’il n’y a que Brahman. Et on le voit dans les textes sanscrits : tat tvam asi : tu es cela … Mais Dennis Waite reproche à ces enseignants de ne pas tenir compte du niveau relatif où se trouvent les personnes qui viennent les voir, qui sont identifiées à un individu, à un corps, aux pensées. Ce sont des gens pour qui le chercheur existe.

Mais ce recours au paradoxe fait lui-même partie de l’enseignement.

C’est vrai et il se trouve également dans les textes de Shankara, qui est constamment aux prises avec cette difficulté théorique : l’absolu est, ici et maintenant, notre vraie nature mais nous l’ignorons. Il y a donc aussi cet aspect paradoxal dans l’enseignement de l’advaïta-vedanta. En même temps, Dennis Waite reconnaît que pour les élèves les plus avancés, c’est un enseignement qui peut être efficace.

Une question se pose de savoir si ces enseignants sont eux même des êtres éveillés, et qu’est-ce que l’éveil ? Il y a là aussi des controverses et débats.

Oui, qu’est-ce qu’un éveillé ? À quoi le reconnaît-on ? Je crois que lorsqu’on va écouter certaines personnes, on peut reconnaître une authenticité, une réalisation… Je suis allé écouter Jeff Foster par exemple et il vit clairement quelque chose de première main, qu’il a expérimenté. Le fait que je sois touché signifie-t-il que cette personne est éveillée ? C’est difficile car je la vois à travers mes filtres, mon mental, et je peux avoir une attente de ce qu’est un éveillé. Il y a tout de même quelques critères… qui ne sont pas faciles à donner. En tout cas chez Almora, j’essaie de ne publier que des textes de gens qui ont une certaine intimité avec cette non dualité, qui la vivent, qui ont touché quelque chose. Comment est-ce que je le sais ? Parce que j’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui vibre, une expérience. Sinon, on peut répéter des paroles de non-dualité et c’est facile : il n’y a personne, il n’y a pas de chercheur…

Cette notion n’est-elle pas galvaudée quand on entend que des gens sont éveillés en sortant d’un satsang ?

Cela paraît en effet tout à fait étrange qu’en une heure ou deux d’écoute, il puisse y avoir un basculement profond et définitif dans l’existence, mais il faut se demander quel a été le passé de ces personnes ? Ce sont peut-être des gens qui arrivent avec vingt ans de recherche, qui ont déjà énormément dégrossi le terrain intellectuellement, qui ont rencontré beaucoup d’enseignants et qui ont fait un long travail sur eux-mêmes. Peut-être que le fruit était mûr et que le moindre souffle de vent a suffi à le faire tomber. De toute façon, l’illumination est toujours soudaine, même si une préparation sous une forme ou une autre est nécessaire avant. Waite voudrait qu’elle soit faite dans une forme uniquement traditionnelle, mais finalement nous avons tous notre chemin."

Propos recueillis par Jocelin Morisson