Le lidar révèle qu'Angkor était quatre fois plus grand qu'on ne le pensait précédemment

Publié le 10 juillet 2013 par Jann @archeologie31

Plus d'un million de personnes visitent les célèbres temples autour de Siem Reap chaque année.
Mais il a fallu une enquête utilisant la télédétection au laser pour découvrir les traces d'un vaste réseau urbain environnant les ensembles de temples d'Angkor et de Koh Ker.
Une ville antique jusque-là inconnue a également été découverte aux environs de Phnom Kulen.
En utilisant un scanner laser fixé à un hélicoptère, les chercheurs ont pu pénétrer la végétation qui masquait le terrain.
Les résultats de cette étude aérienne, menée en avril 2012, et le travail de terrain qui a suivi,  pourraient bien changer l'histoire que nous connaissons.
 «Nous étions bouche-bée», a déclaré Damian Evans de l'Université de Sydney. Il dirige le partenariat de huit organisations qui ont mené l'étude, dont l'APSARA (Autorité pour la Protection du Site et l'Aménagement de la Région d’Angkor / Siem Reap) du gouvernement cambodgien.
"Elle révèle très clairement que le centre formalisé, urbain de la ville d'Angkor s'étend sur au moins 35 kilomètres carrés, plutôt que les quelques 9 km² conventionnellement reconnus dans les murs d'Angkor Thom," explique-t-il.
Vue oblique d'Angkor Wat et de ses environs immédiats. Au-dessus: une mosaïque d'orthophotos numérique, avec les élévations dérivées du lidar qui a modélisé la surface avec 1m de résolution. Au-dessous: modélisation du terrain selon les données du lidar, avec une résolution de 0.5m et une exagération verticale x2. Les lignes rouges indiquent les voies modernes: routes et canaux.
L'enquête, la première du genre en Asie, a montré que les monticules et les dépressions qui apparaissent en motif par rapport au sol forment en fait les restes de réseaux très structurés de la ville, des routes, des barrages et des canaux.
Selon le document, les données ont montré que l'intensité de l'utilisation des terres et l'étendue de l'espace urbain et agricole ont tous deux été considérablement sous-estimés dans la région d'Angkor jusqu'à aujourd'hui.
Ces résultats suggèrent qu'au 12ème siècle, la région contenait une "très grande population" soutenue par des importations agricoles régulières de la campagne.
D'ailleurs, d'après les chercheurs, la dépendance à l'égard des excédents agricoles et des grands systèmes de gestion de l'eau montrent que les sécheresses ont pu contribuer à l'effondrement éventuel de cette civilisation.
Attirant l'attention sur un monticule près des murs croulants du temple Beng Mealea, Evans a expliqué que "ce fut la fondation d'un bloc de structures en bois".
Ces structures ont depuis longtemps disparu dans la jungle, ne laissant que de légères buttes ou creux qui échappent facilement au regard au milieu des arbres et des broussailles, et elles sont éclipsées par les ruines moussues du temple.
Chaque monticule a un diamètre de quelques mètres et ne ressemble, aux yeux des profanes, à rien de plus que des ondulations naturelles du paysage.
Les archéologues, cependant, savent depuis longtemps que cela voulait en dire plus.
Un autre type d'archéologie 
Siem Reap est une plaine inondable naturellement plate, de sorte que même ces petites bigarrures sont la preuve d'une occupation humaine, pour Evans.
Bien que n'ayant aucun moyen de voir à travers le feuillage des arbres, les chercheurs avaient déjà pu se renseigner sur la forme et l'étendue de ce lieu d'occupation en se frayant laborieusement un chemin à la main à travers la végétation.
Le choix de l'équipe d'utiliser la télédétection par laser, ou «lidar», est beaucoup plus efficace, bien que beaucoup plus chère. Le lidar, aéroporté, envoie des millions de faisceaux laser au sol, puis il mesure le temps qu'ils prennent pour rebondir et revenir à la source. Ces infimes différences de temps permettent de calculer les variations d'altitude.
Le Projet Angkor, qui est la plus vaste étude archéologique jamais réalisée au lidar, a utilisé une concentration particulièrement élevée de rayons pour s'assurer qu'ils traversent les arbres jusqu'au sol, puis qu'ils reviennent vers la machine.
Ensuite, après qu'un ordinateur ait analysé les résultats réfléchis par la végétation, les données ont révélé ( avec une résolution de quelques centimètres) les images de "chaque petite digue, chaque ancienne route", a déclaré Jean-Baptiste Chevance, directeur du Archaeological and Development Foundation, un autre groupe impliqué dans le projet.
Des réseaux urbains particulièrement denses
Les résultats, pour l'archéologue Michael Coe, sont "absolument ahurissant. C'est le plus grand progrès dans notre connaissance d'Angkor telle qu'elle était il y a quelques siècles".
Coe, il y a 60 ans, avait déjà suggéré d'utiliser le laser pour cartographier les anciennes civilisations des forêts.
Jusqu'à présent, la plupart des spécialistes pensaient qu'Angkor était urbanisée selon un "shéma urbain dispersé", avec des petites populations dispersées autour de pôles tels que des canaux, des routes et des étangs familiaux entretenus.
"Ce que les images du lidar révèlent est quelque chose que nous n'avions pas imaginé: une ville densément occupée avec des rues et des avenues disposées en une grille alignée sur les directions cardinales", explique Evans, et Autour d'Angkor, "l'imagerie au lidar montre que l'ensemble est très précisément organisé en îlots urbains de tailles très spécifiques. Chacun des blocs de la ville dispose de quatre monticules élevés et d'un étang, et il devait y avoir des structures en bois sur chacun de ces monticules. Cela devait être grouillant de vie."
David Chandler, historien du Cambodge, a qualifié ces découvertes de "passionnants développements. Le lidar a montré des rues et des canaux qui nécessitaient évidemment une planification et coordination centralisée".
En outre, Evans a ajouté que les données du lidar ont montré que les réseaux de routes et d'implantations continuaient hors des douves et des murs des complexes de temples, dont on pensait qu'ils étaient les limites extérieures des implantations humaines. "Il n'y a pas de porte où les routes se croisent", dit-t-il, "donc ce qui s'est passé, c'est qu'il devait y avait une sorte de réseau urbain préexistant dans cette zone, et ce temple et son enceinte se sont retrouvés coincés au milieu de tout cela."
D'après Coe, les résultats de l'étude à Angkor signifient que les chercheurs vont devoir réviser leurs estimations de la population de la ville à son apogée. D'après les relevés radar et ceux faits au sol, les chercheurs, ces dernières années, avaient avancé un chiffre de 750.000 habitants. "En 1979," ajoute-t-il, "le regretté Bernard-Philippe Groslier, avait basé sa thèse selon laquelle Angkor était une «ville hydraulique» qui utilisait les grands barays ou réservoirs, pour irriguer les champs de riz, et il proposait un chiffre de 1,9 million de personnes. Il semble maintenant que Groslier avait raison".
Evans s'est montré plus prudent sur les implications de l'étude pour les chiffres de la population, soulignant que le sujet nécessitait beaucoup plus d'analyse.
Les chercheurs espèrent pouvoir faire correspondre les données du lidar avec celles du terrain et des comptes rendus écrits afin de pouvoir faire une estimation des chiffres de la population.
Mais les fréquentes reconstructions et relocalisations des centres angkoriens sur une période de 1000 ans, avec de nombreux sites construits les uns au-dessus des autres, rend la détermination d'une population à un moment donné plus difficile, explique Evans.
En fin de compte, l'équipe espère qu'ils arriveront à mieux comprendre une question essentielle:  
Qu'est-il arrivé à cette civilisation ?
Sceptique à propos des explications qui attribuent le déclin du grand empire khmer à l'invasion par les Thaïlandais, l'équipe soupçonne une source plus progressive du déclin: la dépendance insoutenable de la civilisation à l'égard des systèmes de gestion de l'eau à grande échelle.
Les données du lidar  ont apporté la preuve de grands barrages et de canaux, ce qui démontre l'importance de la gestion de l'eau, non seulement pour Angkor, mais pour toutes les villes Khmer de l'époque. Le lidar montre, par exemple, qu'une bande surélevée longue de cinq kilomètres près de Koh Ker, que l'on pensait être une route, avait une élévation constante malgré les reliefs du paysage. Cela montre que c'était en fait un barrage.
Ces résultats apportent un soutien à la théorie que les habitants d'Angkor s'en sont sortis avec d'importants système de gestion de l'eau, mais que l'empire a fini par disparaître en raison de grandes sécheresses. Des preuves environnementales, comme les anneaux des arbres, en apportent la confirmation.
"Les nouvelles données donnent davantage de poids à un consensus selon lequel le développement artificiel du vaste paysage d'Angkor sur plusieurs siècles était fondamentalement insoutenable", écrivent les chercheurs, "les technologies de plus en plus sophistiquées de gestion de l'eau ont peut-être bénéficié d'une certaine résilience à l'échelle annuelle en assurant la sécurité alimentaire et en eau pour une population toujours plus grande et de plus en plus urbanisée, paradoxalement, cependant, ces mêmes systèmes auraient également créé une vulnérabilité systémique pour des variations climatiques à long terme".
La carte ci-dessus permet de situer Phnom Kulen par rapport à Angkor... (Source: Phnom Penh Post)
Un coût élevé mais une grande précision...
L'étude au lidar menée par l'équipe a duré 20 heures et couvert 370 kilomètres carrés, pour un coût d'environ un quart de million de dollars.
Généralement les archéologues, trouvant ces coûts prohibitifs, utilisent seulement les données pertinentes qu'ils peuvent glaner à partir d'études menées au lidar à des fins non archéologiques, comme des relevés topographiques nationaux moins détaillées.
L'étude d'Angkor était seulement la deuxième jamais réalisée sur une aussi grande surface spécifique pour la recherche archéologique.
En 2009, la première étude de ce type avait réussi à pénétrer la végétation pour cartographier l'ancienne cité maya de Caracol au Belize.
Trouver des ressources adéquates pour le Projet Angkor a nécessité la collaboration et le financement de huit organismes différents, y compris l'Autorité APSARA du gouvernement cambodgien et l'Ecole Française d'Extrême-Orient.
Les archéologues sont en train d'explorer sur le terrain les caractéristiques détectées par voie aérienne, en téléchargeant les données du lidar dans des unités GPS.
Evans a expliqué le processus au Phnom Penh Post à Beng Mealea le mois dernier, en montrant comment les monticules apparemment aléatoires autour du temple pouvaient correspondre, sur la carte lidar, avec une grille topographique régulière.
En ramassant un morceau de céramique de couleur rouille se trouvant sur un monticule, il l'a identifié comme faisant partie d'une toiture ancienne d'une des structures en bois qui se trouvait autrefois à cet endroit.
Les briques et céramiques éparses ont tendance à être les principales traces de ces habitats structurés qui restent pour les chercheurs de terrain, a déclaré Evans.
Mais il y a eu des découvertes plus importantes. Une équipe dirigée par Stéphane De Greef de l'Archaeology and Development Foundation, à la montagne sacrée de Phnom Kulen au nord-ouest d'Angkor a confirmé, à travers le travail de terrain, 28 nouveaux temples détectés par le lidar et a trouvé des dizaines de sculptures dans un lit de rivière.
Un candidat au patrimoine mondial.
Ces découvertes ont donné l'espoir à des experts du patrimoine que l'étude permettra d'élargir la reconnaissance internationale et la protection accordée jusqu'ici au site d'Angkor, patrimoine mondial de l'UNESCO, à Phnom Kulen, qui a longtemps été criblé de mines, relativement difficile d'accès, et manquant de temples aussi emblématique qu'Angkor Wat .
Avec les résultats de l'étude et la découvert de ces nouveaux temples et d'une ville entière, les services du patrimoine estiment que Kulen a "un patrimoine culturel et naturel d'une valeur universelle exceptionnelle".
"Ce paysage urbain nouvellement découvert", rapporte l'étude, "correspond  à la ville de Mahendraparvata du 8ème-9ème siècle, l'une des premières capitales de l'Empire khmer, qui n'était connue, jusque là, que par des inscriptions écrites; mais il était communément admis qu'elle se situait dans la région de Kulen ".
La cité perdue de Mahendraparvata révélée sur une carte en relief sous la végétation dans la zone de Phnom Kulen. En vert, les caractéristiques archéologiques documentés précédemment, les zones en rouge révèlent les nouvelles découvertes.
Chandler a qualifié les restes de la ville d' "hallucinant, ce qui suggère que, dans les premières années d'Angkor, du début à la moitié du 9ème siècle, peut-être plus tôt, les populations devaient déjà être relativement denses et avoir un niveau de planification urbaine assez sophistiqué."
Anne LeMaistre, directrice nationale de l'UNESCO au Cambodge a déclaré que "Phnom Kulen est vraiment la source symbolique d'Angkor. A Phnom Kulen, le roi Jayavarman en 802 s'est autoproclamé roi des rois. Il a unifié tous les petits royaumes et les a intégré dans l'Empire angkorien. Il est donc logique d'inclure Kulen dans le périmètre d'Angkor."
Mais, lorsqu'Angkor avait été inscrit comme site du patrimoine mondial en 1992, les Khmers rouges occupait encore Phnom Kulen, aussi, l'inclure dans le site du patrimoine mondial n'était pas possible, a précisé LeMaistre. Depuis, l'intégration de Phnom Kulen "a longtemps été dans l'esprit de l'APSARA et de l'UNESCO", a-t-elle ajouté.
Chevance espére que l'extension du site du patrimoine mondial encourage la protection à la fois archéologique et environnementale. Mais il a noté, qu'en dépit de l'aide internationale, le gouvernement cambodgien, en tant que gestionnaire souverain du site du patrimoine actuel autour d'Angkor, a toujours lutté pour assurer une protection adéquate et surveiller le site contre les bûcherons et les touristes imprudents. Cependant, "la certification et l'enregistrement de Phnom Kulen comme un site du patrimoine mondial devraient apporter un meilleur niveau de protection. Parce que vous ne pouvez pas faire ce que vous voulez dans un site du patrimoine mondial. "
Un seconde étude en préparation.
Les résultats du Lidar ont apporté des informations importantes pour des recherches plus poussées et la gestion de ces sites, non seulement sur Phnom Kulen, mais aussi sur l'ensemble de l'ancien empire khmer, explique Im Sokrithy, l'un des chercheurs et porte-parole de l'APSARA.  "L'APSARA va utiliser les données pour, avant tout, la gestion de l'utilisation des terres dans la région. Il sera utile de faire une carte précise de l'utilisation des terres ", a-t-il dit.
Les données aideront également le gouvernement à mettre une priorité aux zones à préserver et à "développer les infrastructures publiques et touristiques dans le parc sans impact sur les sites historiques", a-t-il ajouté.
L'équipe d'Evans espère, en 2014, mener une deuxième enquête lidar, qui couvrirait un plus grand éventail de sites qu'Avril 2013.
Le projet concernerait une plus grande étendue de Phnom Kulen mais aussi l'ancienne «ville industrielle» de Preah Khan (à ne pas confondre avec le temple d'Angkor du même nom). «Dans la région de Phnom Kulen, tout ce que nous avons fait, c'est juste couvrir un petit secteur. C'est tout aussi vrai pour Angkor », a dit Evans, "mais nous savons maintenant où trouver les endroits intéressants."
Dans certaines zones, des traces de réseaux urbains s'étendent jusqu'à la fin des cartes du lidar, et les chercheurs souhaitent savoir jusqu'où cela continu.
Evans est actuellement à la recherche de fonds pour cette deuxième étude. Avec 500.000 $, elle coûterait deux fois plus que la première, mais il a expliqué que le travail de terrain pour la première étude, et son succès, a contribué à ouvrir la voie.
Pendant ce temps, certaines caractéristiques récoltées par le lidar restent encore mystérieuses. C'est la cas d' "une série de digues rectilignes en forme de bobine dont la fonction est indéterminée", juste au sud de la douve d'Angkor Wat. "Cela ne colle pas aux idées conventionnelles de ce à quoi ressemble le paysage angkorien", a déclaré Evans, "Elles ne correspondent à aucun art angkorien, et il n'y a pas de parallèle que l'on puisse faire à des choses dans d'autres parties du monde. Cela ne fait pas vraiment sens en termes d'agriculture ou de gestion de l'eau".
Mais de nouvelles recherches pourraient finalement révéler leur fonction, "il y a toujours une explication rationnelle," conclu Evans.
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Merci à Christophe Pottier, de l'EFEO, qui m'a suggéré la source de cet article !
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