Survivre aux pensionnats autochtones

Publié le 15 juillet 2013 par Raymondviger

Entretien avec Alice Jerome

La douleur moteur de changement

Alice Jerome est algonquine. Elle a passé huit ans dans le pensionnat autochtone de Saint-Marc-de-Figuery (en Abitibi), un épisode qui a fortement marqué sa vie. Alors que beaucoup tentent d’oublier, Alice parle beaucoup et sublime ses souffrances grâce à l’art et à l’entraide.

Flora LASSALLE, Dossier Autochtones

Le pensionnat a été un passage marquant de ma vie. Après l’avoir vécu, j’ai eu à choisir s’il se devait d’être destructif ou productif. J’ai choisi la deuxième option, même si elle impliquait des moments difficiles.

Vie au pensionnat

Pendant huit ans, Alice a passé dix mois par an dans un pensionnat autochtone, de septembre à juin. «Quand le mois d’août arrivait, j’y repensais déjà avec horreur». Durant cette période, elle ne rentre pas chez elle et ne voit pas ses parents: «Une séparation fait toujours mal. Quand t’es jeune, tu ne le comprends pas vraiment, mais pour mes parents, ce fut très difficile. Nous étions trois enfants et les pensionnats ont détruit ma famille alors que nous n’avions aucun problème.»

Dans les pensionnats, les religieux n’ont qu’un seul mot d’ordre, celui de «tuer l’Indien qui réside dans chaque enfant». Tout est mis en place pour dénigrer leur culture et leurs traditions. Alice en témoigne: «Rien ne nous était expliqué, on devait faire les choses, sinon on était punis. Tout était fait par la force, nous vivions toujours dans l’angoisse de la punition. Régulièrement, on nous coupait les cheveux, tout le monde avait la même coiffure. Même à ce moment-là, les religieux ne faisaient preuve d’aucune douceur. On aurait dit qu’ils faisaient exprès de nous faire mal.»

«Les choses du quotidien, comme se brosser les dents, je n’ai jamais eu de plaisir à les faire parce que les religieux vérifiaient toujours si on l’avait fait comme il faut. On n’était jamais sûr de nous. Et puis rien n’était à notre portée, car on ne nous faisait pas confiance. Tout ce dont on avait besoin était enfermé dans des placards auxquels nous n’avions pas accès.» Alice reste pensive un moment: «Je me demande si j’avais une brosse à cheveux… non, je crois que je n’en avais pas. Une petite fille qui n’a même pas sa propre brosse à cheveux… C’est dire à quel point on manquait d’intimité!»

Dans ces écoles, les enfants n’ont pas le droit de se forger d’attaches. «J’ai été séparée de mon frère et de ma sœur, les religieux s’assuraient que nous n’avions aucun lien avec personne. On séparait les familles, les garçons des filles et les enfants d’âges différents. Ils faisaient tout pour casser les liens affectifs et familiaux. Ils ont bien réussi. Je n’ai plus de contact avec mon frère.» Les parents d’Alice vivent alors à une vingtaine de kilomètres du pensionnat dans la ville d’Amos, mais jamais ils ne viennent leur rendre visite. Alice le comprend, car selon elle, les religieux étaient très hypocrites. Accueillants lorsque les parents étaient là, ils écoutaient toutes les conversations et redevenaient violents à la seconde où la famille passait la porte pour partir.

Au fil des jours, ces pensionnats apprennent aux enfants à dénigrer leur identité. On dénigre leur culture en leur imposant les aspects les plus pompeux de la culture occidentale. On prie à genoux chaque jour, mais l’amour, l’art et la spiritualité sont prohibés. Les enfants n’ont même pas le droit de dessiner. «On éteint la créativité, car elle permet de trouver des solutions. Ils nous voulaient sans ressource, tristes et dépendants. Si j’ai plein de ressources aujourd’hui, c’est parce que je suis résiliente.» Pourtant, Alice garde en elle un traumatisme profond. Comme elle le dit elle-même: «Je ne me sens pas en sécurité, j’ai toujours peur et je me protège beaucoup, même à ce jour. Je me demande souvent: “Qu’est-ce qu’on va penser de moi?” J’ai peur d’avancer, de la façon dont les autres perçoivent mes différences.»

Les photos de classe de ces pensionnats en témoignent toutes: «Aucun enfant ne sourit jamais.»

«Dans mon entourage, peu arrivent à parler des pensionnats. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être ne sont-ils pas prêts à faire face à la douleur… c’est comme aller sur le bloc opératoire.»

Prendre du recul

Après le pensionnat, ses parents tiennent à ce qu’elle finisse l’école secondaire à Amos. À dix-huit ans, Alice part de chez elle. «Je voulais m’éloigner de tout ce qu’il se passait. Mes parents buvaient beaucoup et il y avait trop de violence.» Elle va rejoindre sa sœur qui travaille dans une manufacture aux États-Unis. «Je suis partie, mais je n’ai jamais oublié ma culture. Malgré les moyens mis en œuvre dans les pensionnats, l’Indien est invincible, car il est une partie inhérente de notre personne. Le tuer, c’est tuer le corps qu’il habite.».

«Lors de mon retour des États-Unis, en 1980, je suis revenue dans ma communauté. J’ai alors été intervenante en toxicomanie. Les aléas de la vie m’ont poussée à m’investir dans divers programmes d’aide et de soutien. J’ai voulu défendre les plus démunis.» C’est ainsi qu’Alice commence une longue carrière en intervention sociale. Elle a été directrice en santé communautaire dans un Centre d’amitié autochtone, directrice des services sociaux, directrice de santé et directrice au Wanaki Center, centre spécialisé entre autres dans les problèmes de drogue et d’alcool.

«Je suis grand chef depuis juillet 2012 et à ce titre, je participe au conseil tribal de la nation algonquine. Avant ça, j’ai eu un mandat de quatre ans en tant que chef. En 2007, j’ai pris une année sabbatique. C’est grâce à mes expériences professionnelles que j’ai pu m’investir autant dans ma communauté.».

Valeurs algonquines

Aider les autres permet à Alice d’aller de l’avant et de réconcilier les Algonquins avec leur culture. À défaut d’avoir tué le petit Indien en elle, les pensionnats l’on ressuscité. «Quand je parle algonquin, je n’ai pas besoin de penser parce que ça vient du cœur.»

L’enseignement du français dans les pensionnats lui permet quand même de se libérer de ses maux et de les partager avec le plus grand nombre: «Pour rester saine, j’écris des poèmes dans lesquels je décris le cœur blessé, l’enlèvement. Je fais aussi des abat-jours en tipi sur du papier de soie et de la peinture. Tout cela, c’est sans but lucratif. Je le fais pour moi. Je participe aussi à beaucoup d’échanges, car ça m’encourage de voir que je ne suis pas la seule à m’épanouir. Le partage m’aide beaucoup.»

La libération par l’art, par l’entraide, c’est ce qui réconforte Alice. Des horreurs qu’elle a vécues, elle en tire le positif. On peut constater dans son témoignage que les valeurs de la culture algonquine l’ont beaucoup aidée. «Chaque nation contribue à la société. Il faut toutes les accepter. Moi, même en pensionnat, j’ai toujours été convaincue que j’avais quelque chose d’unique. J’ai toujours partagé, j’ai toujours aidé les autres. Et, surtout, je ne comprends toujours pas la destruction. Si tu respectes la nature, tu te respectes toi-même. Je crois en la force humaine, au pouvoir de l’union. On se met ensemble, car on a besoin des autres. Après, c’est au choix d’un peuple de voir s’il utilise cette force pour construire ou pour détruire. Les Premières Nations ont choisi de se construire parce que cette idée est très proche de leurs valeurs. Par exemple, l’éducation de quelqu’un se fait toujours à plusieurs. Montrer l’exemple, tous se doivent de le faire. Une erreur est nocive pour toi, mais aussi pour ceux qui te voient comme un modèle.»

À bon entendeur…

Alice exprime continuellement l’importance de la parole et de la mémoire. C’est pourquoi lorsque je lui ai demandé un entretien, elle l’a accepté de bon cœur. Mais son enthousiasme explose lorsque je lui propose, par l’intermédiaire de Reflet de Société, de faire passer son opinion concernant le gouvernement canadien: «Si j’avais un message à faire passer au gouvernement, ce serait le suivant: Pourquoi voulez-vous garder les Premières Nations pauvres? Le gouvernement se plait à conserver l’apartheid et il n’utilise jamais les bons mots pour décrire ses actions à notre encontre. Il nous ignore en utilisant la loi sur les Indiens, il se sert des subventions pour nous faire chanter et nous menacer. Il cherche à faire de nous des Indiens dociles.»

«Au Canadien qui ne nous connaît toujours pas, ni nous, ni notre histoire, je conseillerais de se renseigner sur son voisin. Quand tu pars faire du tourisme, tu te renseignes sur les peuples qui habitent le territoire que tu visites. Pourquoi ne pas le faire chez toi?

En raison des médias, beaucoup de Canadiens généralisent et ne voient en nous que des alcooliques à problèmes. C’est absurde!»