Art caribéen : Choix d’œuvres emblématiques de Baj Strobel.

Publié le 23 juillet 2013 par Aicasc @aica_sc

Aujourd’hui on ne se fait plus d’illusion, dans un monde globalisé, l’art joue à son propre jeu de miroir, il n’engage à rien et rejoint en fait sa propre évanescence. En ce qui concerne le contemporain globalisé, qui semble ne tourner virer qu’autour de sa propre dérision, je pense que nous avons touché le fond du gouffre des valeurs perdues.

Pourtant, pour bien des artistes et leur public, l’art reste un dialogue entre l’humain et l’illusion du monde. Une des expressions de cette illusion passe par les représentations symboliques. Elles sont porteuses de valeurs culturelles ; là où l’art explore le monde ces valeurs restent diversifiées, multiples, parce que les territoires où des œuvres naissent et dialoguent sont encore distincts. L’art des Papou n’est pas le même que celui des Inuit mais les artistes contemporains de Papouasie et de l’Alaska veulent être artistes comme ceux qui exposent à la Tate Modern. Alors, se pressant dans le courant global, lorsqu’ils ont de la chance, ils deviennent éventuellement des Magiciens de la terre. Demeure encore et toujours un bas-côté du global… Pourquoi ne pas le revendiquer ? De cette place-là, n’a-t-on pas tout à gagner ? Une dimension critique avant tout.

Ce qui distingue l’art de la Caraïbe de l’ensemble mondial c’est une résistance marquée par une originalité fortement revendiquée. La voix des poètes, des peintres et des musiciens demeure singulière et reste emblématique du fardeau de l’histoire et des poussées libertaires.

Mon choix des œuvres les plus emblématiques de la Caraïbe, bien que personnel est assez banal, j’ai préféré choisir des œuvres que je connaissais pour les avoir vues et avoir rencontré les artistes. Pour les commentaires, je demanderais au poète haïtien, Jean Claude Fignolé, de m’accompagner. Ses paroles placées en italiques, sont extraites de La Revue Noire, sept-oct.92.

Valérie John
Palimpseste
2012

Valérie John

Palimpseste

J’ai souvent visité l’atelier de Valérie, elle y explorait les contours de son dépaysement en triturant la pâte molle de la glue qu’elle arrivait à faire briller dans le noir. Elle faisait et continue sans doute de réaliser, de grands retables avec des inscriptions ocre ressemblant aux tablettes coraniques ou aux amulettes cabalistiques que l’on porte sur soi. Elle a greffé sur elle cette histoire de passage et cette écriture est peut-être le miroir de son travail, de deuil ? L’ocre et le noir sur feuilles malaxées, superposées en fines couches engluées, m’évoquent la terre du Sahel qu’elle a foulée, mais aussi la lave du volcan de son île. A présent elle s’habille de mémoire et suspend son voyage qui flotte comme ces paquebots désarmés dont parle le poète.

 

J’atteste ici les monticules auxquels la lave des volcans a tressé un destin insensé. Etre plus de mer que de terre. N’être que poussière, écaille, écume. L’Océan à jamais a fixé les bornes et décidé les références : Caraïbe, continent liquéfié, martelé de points d’ancrages, Les Îles. En vis à vis, quelques ports de lumière accrochent, paquebots désarmés, leurs bastingues à je ne sais quel rêve échoué de l’autre côté de la vie.

(Jean Claude Fignolé)

Série grise
1989-1990
Acrylique sur toile

Ernest Breleur

Grise et Mali

Grise

On s’est souvent demandé pourquoi Ernest Breleur peignait un temps cette série de femmes sans tête. Peut-être une façon de retrouver ou d’illustrer des contes drolatiques ou des vertiges fantasmagoriques. Ce qui est représenté est bien de l’ordre de l’allégorie. Ces figures vues en plongée, faisant une ronde macabre, sont à l’image des îles, éparpillées mais refermées sur elles-mêmes. Elles évoluent entre elles, comme dans la danse de Matisse, mais semblent devoir s’écraser au sol dans un tourbillon fracassant. Le vol d’un oiseau traverse la scène, peut-être une éclaboussure, liée à la signature ; une manière de se situer en dehors de la scène ? Au centre est-ce une ennemie ? Celle que l’on cerne, que l’on  va étouffer ou au contraire celle que l’on protège ?

J’y vois encore une histoire d’îles :

« Eparpillées, les îles demeurent la conséquence d’une même turbulence qui, les disposant en arc de cercle, leur a imposé un destin définitif : assumer le fermé pour mieux mettre en question l’ouvert. C’est-à-dire l’Ailleurs. Et de façon plus symbolique l’Absence. »

(Jean Claude Fignolé)

Mais étonnamment, quand on compare ces femmes traitées en touches nerveuses, écaillées, à une création plus récente du même artiste, on peut remarquer beaucoup de similitudes formelles. Ernest Breleur est probablement l’artiste martiniquais le plus enclin aux ruptures et aux innovations. Son parcours est d’une riche diversité. Il est, semble-t-il, en permanence en phase de tâtonnements et de renouvellement. Je suis particulièrement sensible à la série des « Femmes sans tête », elles n’ont jamais cessé de me rappeler combien la Caraïbe pouvait être pourvoyeuse de mystères et d’inventivité.

Ernest Breleur
Série des portraits
Mali

 Mali :

Un visage, un petit drapeau, le Mali. Pourtant la pâte, les coups de pinceaux, les matières et la vivacité des traits de « Grise » n’ont rien à voir, apparemment, avec cette œuvre-ci, beaucoup plus récente. Mais on décèle une même main qui peint (onctuosité de la matière) et celle qui découpe, aiguise, cisaille et recompose un visage lointain avec la lumière bleutée et les transparences.

« Se chercher. Se retrouver ? Se découvrir ? Toujours éclater. Inlassablement rassembler les morceaux : une permanente disponibilité. Car ce qui compte finalement ce n’est pas de se refaire pour se composer une personnalité, mais de s’inventer, en inventant l’avenir. »

(Jean Claude Fignolé)

Dieuseul Paul
non daté

Dieu seul PaulSans titre

J’essaie toujours d’avoir une image, ou mieux, un tableau de Dieuseul Paul sous les yeux, il a su se hisser au niveau des grands peintres de la Caraïbe. Faisant partie (puisqu’il est mort en 2006) de la deuxième vague des Saint Soleil de Soisson-la-Montagne, son œuvre est ostensiblement caribéenne dans la mesure où il a su traduire ses divagations, ses visions qui l’ont amené à naviguer entre le réel, la matérialité des choses, et leur versant irréel, fantasmé. La couleur semble être le mobile et le véhicule du voyage ; Dieuseul la maîtrise avec tellement de force que l’on perçoit d‘emblée le soubassement vaudou qui anime toutes ses réalisations. La vision des loa, êtres multiformes et inquiétants parfois, nous incite au dialogue avec les vèvè, les drapo (oriflammes scintillants formés de sequins cousus) et surtout avec la force des puissances occultes. L’art de ce peintre cultivateur est du côté de l’efficacité symbolique portée par la couleur.

« L’art collectivement vécu comme une façon autre d’être au monde. Il en est résulté un sens du tour et du détour par lequel nous marronnons avec délices et notre être et notre réel. Une manière autre aussi de voir le monde. (Jean-Claude Fignolé)

Wifredo Lam
Visage
1942

Wifredo Lam

Visage,

Dessin préparatoire à la Jungle.

Autre œuvre emblématique de ce carrefour de l’animisme et du syncrétisme entre réel et imaginaire, la Jungle de Wifredo Lam signe un manifeste de l’art caribéen. Usant d’autant de liberté que son grand aîné Picasso à l’égard du naturalisme et, se mettant tout à la fois, à l’école des sculptures nègres, (pour citer Michel Leiris), Lam ne conjugue pas seulement la croisée emmêlée de plusieurs civilisations, il s’affirme en tant qu’homme des croisées, habitant d’un univers cosmique partagé. La Jungle est cette prise de parole, cet acte fondateur d’une altérité souveraine, car tout en figurant le champ de cannes, elle devient cosmologie en permanente gestation. Shango est là, l’esprit veille, il ne faut jamais se fier aux apparences. Des forces diverses et contradictoires se bousculent et des créatures prennent forme sous nos yeux. Il en est ainsi de ce portrait inachevé de personnage de face, avec des lignes qui se chevauchent, zébrant le visage comme pour souligner la présence sous-jacente du masque. Mais on remarque aussi, de profil, un autre visage, beaucoup plus conventionnel, hiératique qui renvoie à la période précédente de l’artiste, celles des femmes-fleurs de ses débuts. Œuvre charnière donc, qui signale une transition ou plus exactement une sorte de métamorphose, qui n’est pas destruction, oubli ou mise au rebut, mais une forme de renouveau.

On peut peut-être se dire, et c’est encore Michel Leiris qui le souligne, que Lam incarne une des idées fortes de l’art caribéen qui stipule que « si dans le monde, tout est changement, tout y est, du même coup gestation ». N’est-ce pas le sentiment qui se dégage de l’ensemble préparatoire et le final de « la Jungle », cette œuvre initiatique où « prolifération, foisonnement, profusion, n’est pas seulement formelle mais se double d’une accumulation de symboles?» (M. Leiris, in Wifredo Lam)

Romare Bearden
In the green shade
Collage 1984

Romare Bearden

In a Green Shade, 1984 
Collection Yvonne et Richard McCraken- Courtesy Gerald Melberg Gallery

Etrange destin que celui de ce peintre africain américain  qui, originaire du sud des Etats Unis, a partagé son temps durant les vingt dernière années de sa vie entre New York et sa résidence secondaire à Saint Martin. Cette période d’intense créativité a été quasiment occultée par ses biographes américains jusqu’à la parution du livre de Sally et Richard Price « Romare Bearden, une dimension caribéenne ». Ce parcours antillais du peintre semble révélateur du fait que les Antilles, contrairement aux idées reçues, peuvent être un vrai terreau de création et de culture, et non pas une destination vouée au dépaysement exotique… Ce déplacement fut pour l’artiste une grande source de créativité et d’énergie vitale : « C’est comme un volcan là-bas : il y a au-dessous quelque chose qui couve en permanence. ».

Une de ses plus belles réalisations antillaises a été sans conteste l’ouvrage composé en commun avec Derek Walcott à la fin des années 1970 : « The Caribbean Poetry of Derek Walcott & the Art of Romare Bearden ». Le poète trouve des accents homériques pour associer les couleurs de R.B. à une évocation de l’Odyssée : « Je crois que l’on ne peut pas vivre dans l’archipel sans avoir derrière la tête à tout moment, ce grand poème. Et ce n’est pas une espèce d’adaptation aux Caraïbes, c’est direct. Quand on vit dans l’archipel, la lumière est là, les rituels grecs des temps anciens, le panthéisme de la culture grecque, c’est toujours présent dans les Caraïbes. » (Derek Walcott, cité par SP et R.P. page 94-95)

Cette œuvre intitulée In a green Shade, datant de 1884, fait partie d’un ensemble thématique que Sally et Richard Price ont qualifié de : « Lieux enchantés ». Les paysages, marines et scènes de la vie quotidienne retracent la vie insulaire généralement restituée par l’aquarelle et le collage. L’assemblage des deux techniques crée des impressions étranges et musicales, proches d’effets de syncopes, associant de grands aplats de couleurs vives à des fignolages précis et fins. R.B. maîtrise particulièrement bien les réserves et les associations de couleurs à dominantes vert et bleu. On pense évidemment à Matisse qui n’a pas été étranger à son engouement pour les découpages/collages appliqués aux évocations marines et végétales. Une silhouette féminine, sorte d’Eve Noire (Byzantine noire) est omniprésente dans cette série, comme ici La femme se baignant, pliée en deux, en dialogue avec une aigrette. La reconnaissance de la culture caribéenne par un africain américain, son attention portée aux cultes, cérémonies et tradition de l’île de Saint Martin, marque un moment fort de l’histoire de l’art créole en Amérique. Il ne s’agit pas seulement de reconnaissance mais d’échange car quelque chose des rythmes du Jazz et de la vie à Harlem pulse également dans cette série d’aquarelles rehaussées de collages.

« De quelque côté que l’on tourne les regards, la Caraïbe est éclats. De sueur et de sang. Postés du fini de la terre à l’infini du ciel » (Jean-Claude Fignolé)

Très bientôt, la suite dans Art Caribéen 2